La fébrile tentative engagée par François Hollande pour se sortir de la nasse où il s’est enfermé, en redessinant à coups de sabre technocratique la carte régionale de la France, évoque irrésistiblement une vieille histoire juive.
La scène se passe au printemps de 1918, aux confins incertains d’une Pologne en train de renaître et d’une Russie en proie aux convulsions post-révolutionnaires. La paix de Brest-Litovsk vient d’être signée entre les bolchéviques et les Allemands, et les nouvelles frontières sont en train d’être matérialisées. Dans leur humble masure d’un shtetl misérable, Moïshé et Rivka sont anxieux de savoir quels seront leurs nouveaux maîtres. À la demande insistante de son épouse, Moïshé sort de chez lui et observe subrepticement l’activité des poseurs de poteaux-frontières. Quelques heures plus tard, il revient au logis et annonce : « Ma chère Rivka, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer : nous sommes Polonais ! » Le visage de Rivka s’éclaire alors et elle lance, soulagée : « Ah ! baroukh ha chem ! [1. « Béni soit Son Nom ! ».] Je craignais tant les hivers russes ! » [access capability= »lire_inedits »]
Les représentants de la presse quotidienne régionale convoqués au Château, lundi 2 juin, pour attendre la sortie de la nouvelle carte concoctée dans les bureaux élyséens, étaient les nouveaux Moïshé, dont le message était attendu avec angoisse dans les chaumières hexagonales. On les traita comme il se doit : comme des manants venus écouter, debout et le chapeau à la main, les décisions du châtelain. Foin des heures-limites de bouclage de ces journaux de ploucs : on leur remit l’édit présidentiel sur le coup de 21 heures avec, laissé en blanc, le nombre de régions retenu pour le redécoupage, et surtout le détail des mariages proposés. Inutile de préciser que ce comportement n’a pas contribué à l’accueil favorable à une réforme que, pourtant, chacun s’accorde à trouver nécessaire pour que le millefeuilles administratif français fasse place à une organisation plus rationnelle du territoire. Le citoyen se trouvait ravalé au rang de sujet assigné à résidence symbolique, comme jadis, après le traité de Westphalie, les habitants des royaumes, principautés et duchés étaient sommés d’adopter la religion de leur seigneur et maître : cujus regio, ejus religio.
Une fois de plus, Hollande et les siens ont bousillé, et de belle manière, une réforme dont chacun, à droite comme à gauche, perçoit la nécessité et l’urgence, comme ils l’avaient déjà fait avec la réforme des rythmes scolaires, dont la mise en œuvre, en ce moment, crée une nouvelle unanimité : contre elle.
L’erreur initiale est intellectuelle : on a voulu faire croire que le défaut actuel des régions était leur taille, trop petite pour peser à l’échelle européenne, alors que certaines d’entre elles pâtissent de leur insuffisante cohérence géographique et culturelle et toutes d’un manque de compétences et de moyens délégués par l’État.
Comme toujours, lorsque quelque chose ne va pas en France, on jette un œil (rapide et superficiel) de l’autre côté du Rhin pour trouver des remèdes miracles à nos maux.
S’ils avaient pris le temps d’étudier plus à fond le fonctionnement du fédéralisme allemand, nos énarques élyséens auraient constaté que, comme en d’autres domaines, la taille ne fait pas tout : la superficie et la population des Länder sont très diverses : des Länder vastes et très peuplés comme la Rhénanie-Westphalie ou la Bavière cohabitent avec des villes-États comme Hambourg et Brême, et d’autres régions petites comme la Sarre, ou moyennes comme la Hesse et la Saxe. Quelle que soit leur taille, ces Länder sont dotés des mêmes compétences, bien plus larges que celles des régions françaises, et des budgets correspondants. Cela permet une saine émulation dans de nombreux domaines, par exemple dans l’éducation, où le modèle bavarois, moins laxiste et pédagogiste que celui qui avait la préférence des soixante-huitards de Berlin ou de Rhénanie-Westphalie, a fini par s’imposer partout. Résultat : l’Allemagne, tombée à la fin du siècle dernier dans les profondeurs du classement PISA de performances des élèves, est remontée vers les sommets, alors que la France continue de s’enfoncer.
Autre facteur de puissance des régions allemandes : leur cohérence culturelle, une identité forte marquée par des mémoires régionales partagées, la persistance de dialectes caractéristiques, et un « esprit des lieux » reconnu par tous. Ces traits distinctifs ont survécu aux tentatives d’uniformisation centralisatrice menées par la Prusse bismarckienne, puis par le Reich hitlérien.
En France, malgré l’acceptation générale du rôle structurant de l’État central, la notion d’identité, battue aujourd’hui en brèche par les post-nationaux de tous poils, est bien vivante, et concerne aussi bien la nation que les petites patries. Elle ne demande qu’à se manifester dans une réforme des territoires qui ne serait pas technocratique, mais fondée sur le ressenti d’appartenance des gens de nos provinces. Ensemble, tout est possible ! [/access]
*Photo : Boyan Yurukov.
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