Les chiffres présentés sur cette carte sont obtenus en soustrayant, pour chaque région, le revenu théorique de ses ménages à leur revenu effectif. La différence entre revenu effectif et revenu théorique correspond à une contribution nette au revenu des autres régions quand elle est négative, et à un bénéfice net pour la région quand elle est positive. Les chiffres régionaux sont exprimés en euros par habitant pour tenir compte de la population des différentes régions. Le revenu théorique est celui que toucheraient les ménages d’une région s’ils percevaient une proportion de revenu national égale à leur contribution au PIB national. Si, par exemple, une région contribue à 10 % du PIB de la France, son revenu théorique – on pourrait dire « autarcique » – vaut 10 % du revenu national.
Si l’Île-de-France était une île au plan économique, c’est-à-dire si le produit intérieur brut (PIB) régional déterminait à lui seul le revenu des Franciliens, ceux-ci verraient leur revenu augmenter de plus de 100 milliards d’euros (107 en 2010), pour arriver à une moyenne de 9100 euros par habitant. Celui des Limousins baisserait de 4400 euros, soit presque un quart ; les Rhône-Alpins, eux, ne perdraient que 300 euros.
En France, certains gagnent plus qu’ils ne produisent, d’autres moins. La nation fait de la productivité des uns le revenu des autres sous forme de salaires, de pensions ou d’aides sociales. La preuve cartes sur table ![access capability= »lire_inedits »]
Le contrat tacite qui lie les Français entre eux et se traduit au quotidien par des transferts financiers de plus de 100 milliards d’euros par an (107 milliards en 2010) est au cœur de l’unité nationale. Il n’en repose pas moins sur le sacrifice des habitants les plus productifs, sacrifice dont la contrepartie n’est pas vraiment débattue et reste largement taboue. Des voix s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer l’iniquité de cette transaction très concrète, notamment celle du géographe Jacques Lévy[1. Jacques Lévy, Réinventer la France. Trente cartes pour une nouvelle géographie, Fayard, 2013, p. 152.], qui résume la situation par une formule volontairement provocatrice : « Les pauvres des régions riches paient pour les riches des régions pauvres. » Autrement dit, les inégalités sociales les plus flagrantes s’observent dans les grandes métro- poles ; cependant, la fiscalité qui y touche les classes modestes ne sert pas à réduire ces inégalités mais, au contraire, à favoriser l’environne- ment et le revenu des habitants des villes moins productives (mais aussi moins inégalitaires) où, de surcroît, le pouvoir d’achat n’est pas grevé par un coût du logement prohibitif. Qu’en est-il concrètement ? Pour comprendre et évaluer cette dimension de la solidarité nationale, la meilleure méthode consiste à cartographier non seulement les flux financiers de la redistribution gérée par l’État, via les impôts et autres cotisations, mais aussi à élargir la perspective afin de comparer ce qui est produit et ce qui est perçu par les ménages. Une première carte met en évidence les différences de productivité entre la région parisienne et le reste de l’Hexagone. La productivité des Franciliens est en gros le double de celle des provinciaux, les régions ne se distinguant que peu les unes des autres. Pour Paris et sa région, la production annuelle de chaque habitant se montait à 49 700 euros en 2010. Alors qu’en province, celle-ci s’établissait entre 22 800 euros dans le Limousin et 29 800 euros en Rhône-Alpes. En revanche, la carte des revenus dans les régions de Métropole ne fait pas apparaître le même différentiel entre la capitale et les provinces. Le gros cercle centré sur Paris que l’on voit sur la carte de la productivité ne se retrouve pas sur la carte des revenus par habitant, qui sont comparables d’une région à l’autre : de 17 000 euros dans le Nord- Pas-de-Calais à 20 000 euros en Rhône- Alpes pour la province, et « seulement » 24 000 euros en Île-de-France. La différence entre la France de la production et la France du revenu, c’est la redistribution. On observera sur une troisième carte ce qui fait l’unité nationale au jour le jour. À ce jeu, la région parisienne est la seule contributrice nette : chaque Francilien donne annuellement à ses compatriotes plus d’un tiers de ce qu’il gagne, 9100 euros en 2010.
A contrario, une part non négligeable du revenu des Limousins, Poitevins, Charentais ou Bas-Normands provient des transferts financiers issus de la région-capitale. En revanche, tirées par leurs métropoles dynamiques, les grandes régions « développées » telles que Rhône-Alpes, PACA, le Nord-Pas-de-Calais, l’Alsace ou les Pays-de-la- Loire ne sont pas si loin de l’équilibre. Phénomène que l’on retrouve dans une moindre mesure en Aquitaine et en Midi-Pyrénées, grâce au rôle moteur de Bordeaux et de Toulouse. Mais partout ailleurs en province, on gagne proportionnellement plus que l’on ne produit. Comment s’opère ce rééquilibrage des revenus ? Outre les effets de la redistribution active de l’État des riches vers les pauvres, une partie importante de ces flux financiers est la conséquence de la dissociation croissante entre lieu de production et lieu de consommation. On peut l’observer sur deux échelles. Tout d’abord, entre deux régions voisines, quand on travaille dans l’une et qu’on réside dans l’autre : cela permet de comprendre la situation bénéficiaire de la Picardie, région dont la très certaine consistance culturelle ne se double pas d’une autonomie économique, et dont une grande partie des revenus est perçue dans le département de l’Oise par des salariés qui travaillent dans l’Île-de-France voisine. Cette redistribution-là est un peu artificielle, car elle est essentiellement due à l’inadéquation du découpage régional à la géographie économique du pays. Du reste, le démantèlement de la Picardie a été proposé par le comité Balladur en 2009. Mais les conséquences de la dissociation entre production et consommation se manifestent surtout à plus grande échelle : de plus en plus de territoires se tournent vers l’économie dite « résidentielle », fondée sur la captation d’habitants travaillant ou ayant travaillé ailleurs. En résumé, il s’agit de faire venir des salaires et des retraites, plutôt que de l’activité ou des emplois – qui aimantent les chômeurs et les pauvres. Cette stratégie peut s’avérer payante pour la partie du territoire national éloignée des centres de déci- sion et d’activité. Bien menée, elle peut conduire à bénéficier des « avantages » de l’économie de marché – équipements publics, entre-soi, loyers modérés, qualité de vie, pouvoir d’achat – sans en subir les inconvénients – pauvreté, pollutions, loyers exorbitants, pouvoir d’achat défavorable, bref, tous les attributs de la mondialisation malheureuse. Quoi qu’il en soit, l’idée reçue selon laquelle Paris vivrait aux dépens de la France a vécu. Désormais, toutes les communes de France peuvent, au nom de la solidarité nationale, réclamer leur dû d’infrastructures et d’équipements publics. Au demeurant, elles ne s’en privent pas. La même analyse menée à l’échelle départementale met en évidence des solidarités inattendues. En Île-de- France, seuls Paris, les Hauts-de-Seine et… le « 9-3 » sont contributeurs nets. On travaille dans le « 9-2 » mais on vit dans le « 7-8 », et on gagne bien peu en Seine-Saint-Denis au regard de ce qui s’y produit. La formule de Jacques Lévy n’est donc pas une provocation gratuite, surtout quand on sait que cette dissociation entre un pays qui « trime » et un pays qui « touche » est le fonds de commerce des partis sécessionnistes en Europe, de l’Italie à la Belgique[2. En Italie, la Ligue du Nord fait jouer le ressort d’un ras-le-bol, celui d’une Italie industrieuse qui devrait en avoir assez de financer l’oisiveté d’un Mezzogiorno se complaisant dans le sous-développement et l’assistanat – mafieux qui plus est. Le remake italien du film Bienvenue chez les Ch’tis s’intitule d’ailleurs Bienvenue dans le Sud (5 millions d’entrées), suivi deux ans après par Bienvenue dans le Nord… En Belgique, le spectre de la partition du pays est omniprésent, les Flamands ayant le sentiment de payer pour les Wallons.]. Heureusement, en Europe, les nations ont la vie dure.[/access]
*Photo : aranjuez1404.
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