L’antifascisme cache des intérêts de classe


L’antifascisme cache des intérêts de classe

fn regionales christophe guilluy

Propos recueillis par Daoud Boughezala, Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

Causeur : Comme après chaque poussée du FN, l’ensemble des politiques clame qu’ils ont entendu et que, cette fois, ils vont changer. La classe politique française a-t-elle vraiment compris le message des régionales ?

Christophe Guilluy : Non, les politiques n’en sont tout simplement pas capables ! Le vote FN traduit un vrai conflit de classes. Tant que les élites, politiques mais aussi économiques, culturelles, médiatiques et administratives n’auront pas intégré cette donnée socio-politique, rien ne changera.

Autrement dit, on aura encore droit à l’antifascisme de pacotille. Ne se rendent-ils pas compte que cela n’empêche plus les gens de voter FN ?

Mais en fait, ça marche ! La diabolisation du FN parvient à figer le système. Elle fait office de bouclier idéologique qui arrête toujours le FN même quand celui-ci rassemble plus d’un quart de l’électorat. Mais il faut bien comprendre que le sujet n’est pas le FN : en réalité, comme l’a avoué Lionel Jospin, « la lutte antifasciste n’est que du théâtre » qui vise à ne jamais remettre en cause des choix économiques et sociétaux faits il y a plusieurs décennies.

Qui a fait ces choix, « l’UMPS » – qui, soit dit en passant, recueille les suffrages de deux tiers des électeurs ?

Appelez-le comme vous voulez, il s’agit du système en place ! Les classes dominantes, les catégories supérieures, les gagnants de la mondialisation, mais aussi ceux qui en sont protégés (les retraités, une partie de la fonction publique), tout cela dépasse largement les élites et forme un gros bloc.[access capability= »lire_inedits »] Ceux qui croient avoir des avantages à perdre, ça fait du monde.

Peut-être, mais ces catégories font une majorité sociologique !

Une majorité, ce n’est pas sûr, une base électorale, oui. Ce sont les retraités qui sauvent l’UMP, ce sont les fonctionnaires et les classes moyennes urbaines qui sauvent la gauche. Ces deux gros blocs sont arrimés ad vitam aeternam aux deux gros partis. Ils ne bougeront pas.

En face de ces groupes plutôt protégés, qui trouve-t-on ?

Des catégories populaires, mais qui ne se réduisent pas à leur dimension socio-économique, ni au territoire qu’elles habitent. Un territoire, ça ne veut rien dire : si vous déplacez la Seine-Saint-Denis à la campagne, vous observerez les mêmes causes et les mêmes effets ! C’est en travaillant sur la question sociale que l’on arrive à la question identitaire, car cet enjeu travaille les catégories populaires dans la France périphérique (celle des zones rurales, des petites villes et des villes moyennes) mais aussi en banlieue. À ce titre, il faut souligner l’importance de la question identitaire pour la jeunesse populaire (ce n’est pas le cas pour la jeunesse aisée ou branchée des grandes métropoles) qui se manifeste par le vote FN dans la France périphérique, et par la réislamisation pour la jeunesse de banlieue. C’est pour cette raison que la gauche est tellement mal. L’électorat FN est presque plus prolétarisé que ne l’était l’électorat communiste des années 1960, c’est du jamais vu ! À ceci près que nous ne sommes plus en 1960, à l’époque de la « lutte des classes ». Si ces catégories sociales manifestent une « inconscience de classe », elles partagent néanmoins une même perception de la mondialisation, de l’immigration et de l’islam. Inversement, la posture antifasciste de nos élites n’est qu’un écran de fumée cachant des intérêts de classe bien compris. Se dire antifasciste permet de se déguiser en résistant, tout en souhaitant la perpétuation du système.

Pour grotesques qu’ils soient, ces faux résistants n’en sont pas moins majoritaires arithmétiquement. N’est-il pas normal qu’ils obtiennent gain de cause aux dépens des classes populaires ?

Définissons d’abord ce qu’on entend par « classes populaires ». La classe ouvrière stricto sensu est certes ultra-minoritaire. Mais si vous y ajoutez les employés, les petits paysans et autres mal payés et précaires, vous obtenez la majorité de la population active… Ajoutez à cela les retraités et les jeunes issus de ces catégories, et vous avez la majorité de la population française. Aujourd’hui, la majorité de ces catégories populaires vit à l’écart des métropoles, dans une France périphérique qui crée peu d’emploi et de richesse et qui se caractérise par une grande fragilité économique et sociale.

Imaginez que leur « fragilité sociale » se résorbe. Tous leurs problèmes identitaires se résoudront-ils comme par enchantement ?

Bien sûr que non. Je le répète, la question sociale nous amène à la question identitaire et il faut les prendre en compte toutes les deux. Pourquoi un habitant de Hénin-Beaumont, avec un revenu de 600 euros par mois, préfère-t-il Marine Le Pen à Mélenchon, qui lui propose un SMIC à 1 600 € ? « Ce type est débile ! », explique, pour se rassurer, l’intelligentsia médiatico-universitaire. En gros, si ces gens avaient fait des études, ils voteraient Mélenchon ! Bizarrement, on n’a jamais reproché à l’électorat ouvrier qui votait PCF son niveau de diplôme ! C’est un raisonnement fallacieux, qui vise à nier l’existence de la « frontière invisible ».

Qu’est-ce donc que cette frontière invisible ?

À la différence de nos parents dans les années 1960, nous vivons dans une société multiculturelle, c’est-à-dire une société où l’autre ne devient pas soi. Et quand « l’autre » ne devient pas soi, les gens ont besoin de savoir « combien va être l’autre », dans son quartier, son immeuble car personne ne veut devenir minoritaire, a fortiori en milieu populaire. Parce que quand on est riche, on peut s’abriter derrière des frontières privées.

Voulez-vous dire que l’attitude qui est dénoncée comme une preuve de « fermeture » est un penchant humain très largement partagé ?

Exactement ! Contrairement à ce que laisse entendre le clivage électoral qui oppose d’un côté des classes populaires tentées « par le repli » et des classes supérieures affichant leur ouverture, face à l’émergence de la société multiculturelle, nous pensons tous la même chose. Seules les postures changent. Les catégories supérieures ont les moyens d’ériger une « frontière invisible » entre eux et l’autre (y compris dans des quartiers multiethniques) : elles pratiquent l’évitement résidentiel et scolaire, et un séparatisme « cool et invisible » qui permet de continuer à afficher un discours d’ouverture. À l’inverse, l’anxiété des catégories modestes et populaires sur la question migratoire s’explique par l’impossibilité d’opérer ces choix résidentiels et scolaires. Bien à l’abri, ceux qui érigent des frontières invisibles se disent résistants, antifascistes, tandis que les groupes sociaux qui subissent le multiculturalisme au quotidien, se débrouillent comme ils peuvent. Ils exigent de l’État de les protéger et on les qualifie de fachos, de racistes et de beaufs. Rappelons que cette question du rapport à l’autre ne se pose pas seulement pour les « petits blancs » mais pour tous les « petits » – qu’ils soient blancs, noirs, juifs, musulmans. En région parisienne, l’électorat maghrébin qui est en phase d’ascension sociale est de plus en plus sensible aux problèmes de sécurité et d’immigration. En Seine-Saint-Denis, l’évitement des immeubles à forte population africaine par la petite bourgeoisie maghrébine est un secret de polichinelle.

En somme, que se dit l’électeur qui dépose un bulletin FN dans l’urne ?

Il pense prioritairement à l’immigration parce qu’il est fragile socialement. S’il ne se préoccupait que du social, il voterait Mélenchon. Il ne contrôle ni l’endroit où il va vivre, ni son environnement, ni l’école dans laquelle il va scolariser ses enfants. C’est d’ailleurs ce qui explique une montée d’une critique de l’État-providence par ceux-là mêmes qui en ont besoin. Pourquoi ? La montée du discours critique sur l’État, qui serait trop généreux avec les chômeurs, les RMIstes, vise en fait l’immigration. Les programmes de construction de logements sociaux sont ainsi combattus par ceux-là mêmes qui en ont potentiellement besoin.

S’agissant des HLM, peut-on vraiment leur donner tort ?

Depuis les années 1980, les quartiers de logements sociaux des grandes métropoles se sont de facto spécialisés dans l’accueil des populations immigrées. Auparavant, ces groupes étaient minoritaires. Et un phénomène n’arrange rien : depuis vingt ans, les non-immigrés s’auto-excluent de la demande de logements sociaux. En région parisienne, la majorité des demandes de logements sociaux émane de ménages immigrés.

On peut se demander pourquoi le vote FN explose dans le grand Ouest, alors que d’après Hervé Le Bras, cette région anciennement catholique resterait hermétique à la vague frontiste. La réponse est simple : les gens ont vu changer la grande ville du coin, le logement social de Nantes, de Rennes et de Brest accueillant de plus en plus de ménages immigrés.

La presse de gauche vous reproche souvent de sous-estimer la détresse des banlieues au profit de la France périphérique. Niez-vous qu’on ne soit pas très bien loti à La Courneuve ?

Je n’ai jamais sous-estimé la question sociale des banlieues, je dis juste que ce ne sont pas des ghettos mais des sas, où se concentrent les flux migratoires. La mobilité de ces zones explique que le portrait social de la banlieue soit toujours dégradé : les diplômés, les ménages en phase d’ascension sociale quittent ces territoires et sont remplacés par des ménages précaires et immigrés. Cette mobilité montre que l’intégration économique et sociale des immigrés est une réalité. Cela s’explique par le fait que, malgré tout, les trois quarts des ZUS sont situés dans les territoires qui comptent, ceux qui créent de l’emploi, c’est-à-dire les grandes métropoles. J’en conclus qu’il vaut mieux vivre à La Courneuve, située à dix minutes du centre de Paris, qu’au fin fond de la Picardie. Alors que des régions comme la Picardie s’enfoncent dans le chômage, les banlieues créent de la classe moyenne depuis vingt ans. Une petite bourgeoisie musulmane d’origine maghrébine a rapidement émergé en région parisienne, au moment où les classes populaires (qui vivent à 80 % en dehors des grandes métropoles) se cassaient la gueule. Soit dit en passant, cette nouvelle classe moyenne n’a pas lâché ses valeurs : vous pouvez très bien être à la fois un cadre supérieur et rester attaché à votre religion et votre système de valeurs.

Cela montre bien que l’ascenseur social fonctionne encore…

Pour une minorité. Reste que, pour la première fois, la majorité des catégories populaires ne vivent pas là où se créent la richesse et l’emploi. Ce n’est jamais arrivé dans l’histoire. Hier, la classe ouvrière vivait dans les régions ou villes industrielles, là où se créait la richesse. Cela entraîne entre autres conséquences une sédentarisation forcée. La France était plus mobile en 1968 qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, la majorité des gens vivent et meurent dans le département où ils sont nés, car qui dit France périphérique dit France sédentarisée. On y trouve de moins en moins d’emploi et ceux qui existent sont mal payés. C’est la France des revenus médians – autour de 1 000-1 500 euros avec le risque d’un chômage définitif. Certains s’illusionnent sur les possibilités offertes par la révolution numérique. On ne crée par sa boîte high-tech dans son coin. Apple n’est pas né dans le Cantal. Si 70 % des cadres supérieurs vivent dans les grandes métropoles, ce n’est pas par hasard ! Résultat, les habitants de la France périphérique sont exclus des possibilités d’ascension sociale et se tournent vers des options politiques antisystème : les Bonnets rouges en Bretagne et le vote FN ailleurs…

Adhérer à un mouvement contestataire, c’est encore participer un tant soit peu à la démocratie. Si la situation des catégories populaires ne s’améliore pas, faut-il craindre une radicalisation violente ?

Pour le moment, certains votent encore, mais les radicalités vont forcément augmenter car aucun projet économique sérieux n’est proposé pour ces territoires ; cette impasse économique renforçant l’anxiété autour des questions identitaires. J’ai travaillé en province au moment de la crise des migrants, et dans le Cantal on m’a posé des questions sur l’immigration. Le logement social vacant, susceptible d’accueillir des migrants, n’est pas dans les grandes métropoles mais dans les petites villes et villes moyennes de cette France périphérique.

Si les partis de gouvernement se restructurent, pourront-ils ramener ces électeurs au bercail ?

Non, c’est mort ! Le neg’marron, l’esclave qui a fui la plantation, n’obéit plus à son maître. Les catégories populaires ont lâché les partis de gouvernement, c’est vrai dans la France périphérique mais aussi en banlieue où les minorités ont lâché la gauche.

Et la qualité des élus n’y change rien : quand vous vous promenez en France, le député du coin ou le conseiller général du coin, de droite ou de gauche, dresse un assez bon diagnostic de son territoire, il connaît ses administrés, sait quelles sont les entreprises qui marchent, etc. Mais ces petits élus n’ont aucun pouvoir à l’intérieur de leur parti.

Tout cela aboutira à une fracture à l’intérieur même des partis, entre les élus de cette France périphérique d’un côté, et les élus des métropoles et les états-majors de l’autre.

Ce clivage entre la France périphérique et la France des métropoles oblige à faire des choix électoraux. Droite et gauche draguent-elles ostensiblement le vote communautaire ?

Qu’il s’agisse de Buisson ou de Terra Nova, du petit blanc ou de l’immigré, les deux grands partis ont intégré depuis longtemps le fait ethnoculturel, sans le dire. Ils constatent que les classes populaires ne se déterminent plus sur des questions d’ordre économique ou social, mais sur des questions identitaires. C’est vrai pour les musulmans comme pour les non-musulmans.

En 2012, Sarkozy était le candidat idéal pour la gauche : dépeint comme islamophobe, négrophobe, anti-arabe, anti-immigré et (pire !) sioniste, il a permis au PS de mobiliser la banlieue contre lui. Ça a marché.

Cette stratégie est beaucoup plus compliquée à appliquer en face d’une candidate comme Valérie Pécresse. La preuve : les musulmans ne sont pas allés voter Bartolone. L’indigénat, c’est fini ; les banlieues ne sont plus un électorat captif de la gauche. On l’avait déjà vu aux municipales quand Bobigny, Aulnay-sous-Bois ont basculé à droite, y compris dans des quartiers très majoritairement musulmans et/ou maghrébins, qui ont voté à droite parce qu’il y avait des camps de Roms en bas de chez eux.

L’arrêt de l’immigration semble faire quasi-consensus – y compris chez les descendants d’immigrés ! Pourquoi les partis traditionnels sont-ils incapables de répondre à cette aspiration, ce qui leur vaudrait un fort soutien populaire ?

Depuis plusieurs années, à en croire les sondages, environ 70 % des Français considèrent en effet qu’il y a trop d’immigrés en France. Malgré tout, les politiques ne bougent pas car ils restent prisonniers du dogme sans-frontiériste, sur l’immigration comme en économie. À gauche, la gêne est palpable. En tout cas, je ne connais aucun élu qui souhaite accueillir plus d’immigrés. En général, ils expliquent qu’ils veulent lutter contre la concentration et encourager la mixité. Mais, il faudra qu’on m’explique en quoi la « concentration » est mauvaise en soi ! Que je sache, autrefois, il n’y avait aucune mixité sociale : les ouvriers vivaient dans des quartiers ouvriers et personne ne se posait la question de savoir si le fils de l’ouvrier rencontrait le fils de l’avocat !

Ce n’est pas ce qu’on faisait de mieux !

Peut-être, mais on ne peut pas imposer le mélange. Quoi qu’il en soit, tous les élus, y compris de gauche, sont d’accord avec l’idée qu’il faut réguler les flux migratoires, mais poser cette question, c’est mettre le doigt dans un engrenage qui pourrait conduire à remettre en cause, non seulement la libre circulation des personnes, mais aussi celle des biens et des capitaux, autant dire la mondialisation elle-même. On comprend que le patronat ne tienne pas à ouvrir cette boîte de Pandore. Voilà pourquoi l’immigration est un sujet tabou, comme l’était le sexe au xixe siècle ![/access]

*Photo: Hannah.

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Janvier 2016 #31

Article extrait du Magazine Causeur



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