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De quoi le rejet de la réforme des retraites est le nom

La classe moyenne est l’objet d’une disparition programmée, elle estime qu'on exige d'elle des sacrifices sans lui offrir de perspectives...


De quoi le rejet de la réforme des retraites est le nom
Céline Pina, 2015. SIPA.

Le rejet de la réforme cristallise en lui le manque de confiance des citoyens envers les élites, la déshumanisation du travail, l’évolution des mentalités des jeunes générations quant au rapport au travail, et surtout l’absence de projection vers l’avenir. L’analyse de Céline Pina.


Et si le rejet de la réforme des retraites révélait le malaise très profond de notre société ? La mobilisation exceptionnelle qui a eu lieu dans les villes moyennes est une donnée qui semble l’attester et rappelle le surgissement des gilets jaunes. Certes, l’analyse la plus répandue du phénomène met l’accent sur une évolution des mentalités et du rapport au travail des jeunes générations. Ceux-ci seraient trop hédonistes pour ne voir dans le travail autre chose qu’une contrainte.

Les Français ont du mal à confier la réforme du système de sécurité sociale à des élites qu’ils voient comme n’ayant aucun rapport avec l’intérêt général

Mais d’autres alertent sur la dimension existentielle de la crise qui se profile. Et si derrière le rejet de cette réforme que le président Macron voudrait emblématique de son quinquennat, on trouvait encore en filigrane cette gestion purement technocratique qui fait de l’adaptation à la globalisation l’alpha et l’oméga de l’action politique alors qu’elle ne porte aucun projet d’avenir, fait exploser les inégalités et ramène la guerre à nos portes ? Exiger des sacrifices sans offrir de perspectives et le faire avec arrogance du haut d’une position privilégiée, voilà comment agissent les promoteurs de cette réforme. Les classes moyennes, elles, se voient être l’objet d’une disparition programmée ; le creusement des inégalités passant par leur destruction. Les crispations que suscite la réforme n’ont donc rien de déraisonnable.

Le travail n’est plus l’accession à l’indépendance

C’est en cela que l’opposition à cette réforme possède une dimension existentielle et c’est cela qu’expriment clairement Christophe Guilluy et Jean-Pierre Le Goff dans des entretiens au Figaro [1], mais aussi Alain Supiot, spécialiste des questions du travail. La première question qui est posée dans ce cadre est celle du sens du travail. Pour nombre de générations, la première vertu du travail était l’accession à l’indépendance, à une forme de maîtrise de sa vie et de ses choix. Une problématique encore plus accentuée pour les femmes.

On était adulte quand on accédait à cette indépendance. Le salaire était important, pas parce qu’il permettait d’accéder à une logique de consommation ostentatoire, mais parce qu’il vous permettait d’exercer réellement votre libre arbitre. Cette dimension paraît avoir totalement disparu des débats. Pourtant elle explique la difficulté de nombre de travailleurs à investir leur emploi : quand le salaire ne permet pas de mettre sa famille à l’abri et que les erreurs stratégiques de vos dirigeants vous empêchent de vous projeter dans le futur ou font que ces projections sont sombres et teintées d’inquiétudes, il est difficile de souscrire à la énième réforme qui vous ampute de quelques avantages.

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Le contenu de cette réforme est donc moins en cause que le contexte général dans laquelle elle intervient et la médiocre légitimité de ceux qui la portent. Elle éclaire aussi sur les conséquences d’un monde du travail où la déshumanisation est vue comme une bonne pratique de gestion. Quand les hommes sont considérés comme des pions et que les process remplacent les compétences, le travail n’aide plus à construire un homme en lui faisant prendre conscience de ses capacités, de ses compétences et de son utilité sociale. Il ne participe plus à donner la mesure d’une vie d’homme, mais permet la transformation de l’humain, en simple outil, en objet. Et si c’était aussi cela que fuyait la jeune génération et que ne comprennent pas nos élites biberonnées à la statistique et aux bilans comptables ?

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Jean-Pierre Le Goff. Photo : Hannah Assouline.

Le refus des élites de se remettre en cause

Le constat d’échec d’élites déconnectées de la réalité de leur pays, incapables de tracer un chemin pour une nation, qui prennent le pouvoir en s’appuyant sur des clientèles ciblées et le gardent malgré leur absence de capacité à fédérer et à proposer parce qu’elles diabolisent tout adversaire et toute contestation, a abîmé l’idéal démocratique. Que ce soit pour Christophe Guilluy et Jean-Pierre Le Goff, les Français ont du mal à confier la réforme du système de sécurité sociale à des élites qu’ils voient comme n’ayant aucun rapport avec l’intérêt général et totalement détachées de la notion de bien commun. Une majorité de Français ne voit plus ses représentants comme ceux du peuple, au service des intérêts de la France, mais comme les bénéficiaires d’un système néolibéral qui détruit leur modèle social et culturel pour ne servir que leurs intérêts personnels et de classe. Cette défiance creuse même quand les partisans de la réforme pensent sincèrement qu’il s’agit d’un moindre mal et sont persuadés d’agir en ce sens.

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Les crises qui s’accumulent (désindustrialisation, crise énergétique, crise sécuritaire, crise alimentaire, crise environnementale, crise économique, crise sanitaire) s’expliquent en grande partie par les choix idéologiques d’élites qui aujourd’hui refusent de se remettre en cause et qui face à leurs échecs expliquent au contraire qu’il faut encore augmenter la dose du poison. Or leur soumission à la logique néolibérale n’a pas seulement détruit notre capacité à produire de la richesse et à la redistribuer, mais a également abîmé notre modèle culturel et détruit la conscience collective qui faisait de nous un peuple, discutailleur et chamailleur certes, mais qui avait encore le sentiment d’être un peuple. Et ce sont les mêmes qui ont causé ce désastre qui aujourd’hui imposent leurs remèdes de Diafoirus. Mais si cette analyse est juste, alors ceux qui envisagent d’apporter leur soutien à cette réforme ne feront pas passer un message de responsabilité au-delà des clivages politiques. Ils enverront au contraire un message clair à cette majorité de Français qui ne vote plus et ne se sent plus en lien avec ses représentants : entre la volonté d’incarner le peuple et de proposer des réformes qui, pour dures qu’elles soient sur le moment, s’inscrivent dans un projet commun, ils ont choisi la connivence des privilégiés. À la nation, ils auront préféré la gestion de leur part de marché clientéliste : c’est précisément ce qui est en train de rompre le lien démocratique.

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[1] Christophe Guilluy, « Les classes moyennes ne croient plus et n’écoutent plus ceux qui les dépossèdent », entretien avec Vincent Trémolet de Villers, 22 janvier 2023 et Jean-Pierre Le Goff, « La société de consommation et de loisir a bouleversé le rapport au travail », entretien avec Vincent Trémolet de Villers, 18 janvier 2023.



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Ancienne conseillère régionale PS d'Île de France et cofondatrice, avec Fatiha Boudjahlat, du mouvement citoyen Viv(r)e la République, Céline Pina est essayiste et chroniqueuse. Dernier essai: "Ces biens essentiels" (Bouquins, 2021)

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