Au-delà même de ses aspects les plus caricaturaux, le débat sur la réforme du collège a suivi un cours assez inquiétant, qui n’incite guère à l’optimisme sur l’avenir du système éducatif. Les promoteurs de la réforme l’ont présentée d’emblée comme une réponse à la fois techniquement bien conçue et politiquement généreuse à la crise d’un système supposé à la fois « inégalitaire » et incapable de s’adapter à la diversité culturelle de la France, ce qui condamnait d’avance les critiques au statut peu enviable de « conservateurs » passéistes secrètement animés par le refus de l’égalité et par une peur panique devant des évolutions tout à la fois inéluctables et bénéfiques. Malgré cela, les interrogations de ceux que le ministre a appelés des « pseudo-intellectuels » ont manifestement touché une partie de l’opinion qui ne se limite certes pas aux secteurs les plus radicaux de la droite. Pourtant, la logique même du débat fait que, très probablement, l’essentiel de la réforme « passera », parce qu’il est difficile de s’opposer à une politique qui prétend à une triple légitimité, scientifique, démocratique et « républicaine ». La réforme prétend s’inspirer des résultats les mieux établis des « sciences sociales » pour adapter le collège et, au-delà, l’ensemble du système éducatif à l’évolution démocratique de la société sans pour autant renoncer à l’ambition républicaine d’une élévation générale du niveau culturel. Je m’efforcerai ici de montrer qu’elle s’appuie sur les raisonnements controuvés d’une mauvaise sociologie pour couvrir une politique à la fois démagogique et sans ambition ; pour cela, je partirai du débat sur le sort des disciplines humanistes enseignées au collège avant de discuter les arguments « sociologiques » des réformateurs socialistes.[access capability= »lire_inedits »]
Le latin, l’allemand et l’histoire.
Les trois disciplines qui ont été au centre des débats posent des problèmes de nature différente ; la discussion sur l’histoire porte sur ce que doit être le contenu obligatoire d’une matière enseignée à tous, alors que la défense de l’allemand et, dans une moindre mesure, du latin est accusée de (mal) dissimuler une remise en question du « collège unique » au bénéfice des bons élèves et, donc, des classes privilégiées.
Contrairement à ce qu’on pouvait croire, la controverse sur l’histoire devrait se régler assez facilement par un compromis qui sera paradoxalement rendu plus facile par la confusion générale qui règne dans les esprits. Ceux qui déplorent – à juste titre – le manque évident de sympathie pour l’histoire de France et même de l’Europe qui se reflète dans les nouveaux programmes apparaissent très vite comme des défenseurs d’un « roman national » que peu de responsables sont prêts à assumer, et dont il est trop aisé de dire que, pour autant que c’est un « roman », il ne relève pas de la science. Inversement, les réformateurs ne manquent pas de se réclamer de la science historique telle qu’elle se fait aujourd’hui, mais ils apparaissent comme les défenseurs d’un contre-roman dans lequel, pour paraphraser Nietzsche, l’histoire critique et l’histoire antiquaire sont liguées contre le passé pour promouvoir ce qui semble s’apparenter à une histoire monumentale inversée dans laquelle le souvenir des fautes et des crimes prend résolument la place autrefois occupée par la célébration des grands hommes ou des grands siècles. Un théoricien modéré de la rénovation de l’enseignement de l’histoire, l’inspecteur général Dominique Borne, parle de la nécessité, pour les nouvelles générations, de construire leur héritage[1. Répliques, « Quelle histoire pour la France ? », 28 février 2015.] ; cette notion sonne curieusement : on pourrait croire qu’on reçoit un héritage avant de l’enrichir ou de le faire fructifier (ou même d’acquitter les éventuelles dettes qui s’y trouvent incluses). Parler de construction d’un héritage est une manière de dire sans le dire que l’on ne doit rien d’autre au passé que ce que l’on y met, comme si l’action humaine pouvait se passer de l’existence préalable d’un monde commun. En fait, le débat sur l’enseignement de l’histoire s’inscrit dans une double crise de l’histoire et de la mémoire, qui est sans doute universelle, mais dont Pierre Nora a parfaitement montré pourquoi elle prend une acuité particulière en France. Il se terminera sans doute par un compromis boiteux dans lequel une partie de l’héritage historique – les Lumières, par exemple – sera sacralisée, l’« autonomie » des établissements permettant par ailleurs de satisfaire diverses demandes identitaires (ou contre-identitaires, lorsqu’il s’agit de décrier l’infortunée identité nationale).
La discussion sur l’enseignement du latin doit être replacée dans une évolution de longue durée qui a complètement détruit l’hégémonie des sections « classiques » des lycées au bénéfice des filières scientifiques (C, puis S), avant de marginaliser les langues anciennes au sein même des sections littéraires. Il y a bien longtemps que le latin a cessé d’être le marqueur social qui distinguait les élites anciennes des classes populaires et des nouvelles couches montantes, et il ne semble pas que la « droite » ait fait preuve d’une tendresse particulière à son égard. Pour s’en tenir à la période récente, on se souviendra peut-être que, cherchant un exemple de formation supérieure inutile dont on devrait remettre en cause la gratuité, le futur président Nicolas Sarkozy, chaudement approuvé par le normalien Laurent Wauquiez, n’avait pas trouvé de meilleur exemple que les lettres classiques. Cependant, malgré la difficulté croissante à faire vivre des enseignements optionnels peu valorisés par l’institution, l’enseignement du latin survivait parce que quelques parents croyaient encore en sa valeur formatrice, et ce peut-être d’autant plus qu’il attirait peu les élèves les plus faibles. C’est précisément ce que lui reprochent les auteurs d’une tribune du Monde dans laquelle les intellectuels organiques de la réforme pédagogique voisinent avec les dirigeants de Terra Nova et de l’Institut Montaigne : « En réalité, le latin n’est pas défendu pour ses vertus propres, puisque personne ne propose de le rendre obligatoire pour tous les élèves, mais pour ce à quoi il sert en pratique : l’identification et la sélection des bons élèves. »[2. « Halte à l’élitisme conservateur », par Maya Akkari, Christian Baudelot, Laurent Bigorgne, Anne-Marie Chartier, Roger Establet, François Dubet, Dominique Julia, Marc-Olivier Padis, Antoine Prost, Thierry Pech, Benjamin Stora, Le Monde, mercredi 13 mai 2015.]
Le même raisonnement vaut pour l’allemand comme première langue vivante et pour les classes bilingues : celles-ci auraient servi à « constituer des classes de niveau à l’intérieur du collège prétendu unique » et n’auraient donc jamais été autre chose que « des outils de sélection indirecte dans un contexte censé empêcher ou différer la sélection ». La cause du latin et de l’allemand n’a donc rien à voir avec « l’amour des grandes œuvres de l’antiquité ou le goût de l’amitié franco-allemande » et elle ne fait que servir le « simple désir d’entre-soi des élites ». La boucle est ainsi bouclée, qui permet de renvoyer les défenseurs de la culture classique à la recherche de la « distinction » en faisant comme si les élites françaises étaient éternellement semblables à celles de 1900 ou même à celles que produisaient les collèges jésuites de l’Ancien Régime.
L’école, l’excellence et l’égalité.
Le plus surprenant est sans doute ici de voir de bons esprits, dont beaucoup ont fait précisément le type même d’études (littéraires et « élitistes ») qu’ils veulent voir disparaître, présenter avec autant d’aplomb un raisonnement aussi bancal dans lequel, pour parler comme Saint-Simon, on trouve « autant de folies que de mots ». Si, comme on le dit, le problème majeur de l’école vient des défaillances des élèves les plus faibles dans les apprentissages fondamentaux, pourquoi est-il urgent d’enseigner une deuxième langue étrangère vivante à ceux qui ne maîtrisent pas les bases de la langue française ? En quoi le fait que le choix du latin ou de l’allemand par les « bons élèves » obéisse en partie à un calcul d’intérêt empêche-t-il que son effet sera de faire vivre ces langues et de transmettre la culture qui leur est liée ? Ne peut-on pas, enfin, considérer que les professeurs de ces matières ont quelque raison de penser qu’elles ont davantage à gagner si elles sont effectivement étudiées par 15 % ou 20 % des élèves choisis parmi les meilleurs que si elles sont « proposées » à tous en concurrence avec d’autres matières plus attrayantes ? La vérité simple est évidemment que l’avenir du latin, de l’allemand, de l’histoire ou de toute autre discipline est indifférent à nos réformateurs, dont certains se plaisent sans doute à croire que leur propre excellence scolaire doit tout à leur talent et rien au modèle institutionnel dans lequel ils ont été formés : le vrai, l’unique problème est pour eux de casser le modèle français, dont chacun dénonce le caractère férocement élitiste et précocement sélectif.
Parmi les antiennes que répètent les réformateurs, une des plus populaires dans les médias est celle du déclin du modèle républicain de l’« ascenseur social » : il y a aujourd’hui moins d’étudiants issus des classes populaires dans les formations prestigieuses qu’il y a cinquante ou soixante ans, et l’échec scolaire est plus répandu que jamais. Curieusement, personne ne remarque que ce déclin de l’école républicaine dans sa dimension de démocratisation a précisément coïncidé avec la période au cours de laquelle on est passé de l’ouverture de l’ancien système « élitiste » à sa destruction pure et simple au nom de la lutte contre l’inégalité. La mobilité sociale était supérieure, et la différence entre les universités et les grandes écoles moindre à l’époque où les collèges d’enseignement secondaire étaient organisés en trois filières distinctes, où les meilleurs élèves commençaient le latin en sixième et où le quart seulement d’une classe d’âge accédait à l’enseignement supérieur. La même chose vaut d’ailleurs pour ce qui concerne l’efficacité de l’école dans la transmission des connaissances : la mauvaise place de la France dans les classements PISA doit être comparée au fait que, au début des années 1980, « l’enseignement français était considéré comme un des meilleurs du monde»[3. Nathalie Bulle, « L’imaginaire réformateur. PISA et les politiques de l’école », Le Débat, n° 159, p. 105.]. Cela ne signifie évidemment pas que l’on devrait ou même que l’on pourrait revenir à un système qui n’aurait pas disparu s’il avait su pleinement répondre aux évolutions de la société française[4. Philippe Raynaud et Paul Thibaud, La Fin de l’école républicaine, Paris, Calmann-Lévy, 1989.]; mais cela révèle des vérités paradoxales qui constituent un des résultats solides de la bonne sociologie de l’éducation : la massification de l’enseignement a en elle-même peu d’effets sur les inégalités sociales, et les systèmes explicitement sélectifs, fondés sur des « curricula » clairs en matière de savoir scolaire, sont, toutes choses égales par ailleurs, plus favorables à la mobilité sociale et à l’élévation générale du niveau que les systèmes uniformes. Pour les deux premiers points, la démonstration a été faite en France par Raymond Boudon dans son livre classique sur l’inégalité des chances[5. Raymond Boudon, L’Inégalité des chances, Paris, Armand Colin, 1973, rééd. Hachette, « Pluriel », 1985.], qui montre que les anticipations des familles modestes sont largement déterminées par la lisibilité des orientations et des choix qui permettent d’espérer des chances effectives de promotion. En revanche, l’uniformité des formations et l’égalité proclamée des filières et/ou des établissements favorisent ceux qui maîtrisent mieux les « codes » de la réussite scolaire. Pour ce qui concerne l’efficacité en termes de niveau proprement scolaire, il faut lire les travaux de Nathalie Bulle, qui a lumineusement montré comment « l’affaiblissement de l’intérêt intrinsèque porté aux savoirs entraîne une démoralisation de l’enseignement qui pousse les élèves à l’oisiveté tandis que la diminution des exigences académiques augmente l’opacité des normes de la réussite », ces facteurs tendant par ailleurs à se faire plus « discriminants envers les élèves issus des milieux modestes » pendant que leur impact « s’accentue avec l’hétérogénéité des classes »[6. Nathalie Bulle, op. cit., p. 106-107 et, surtout, L’École et son double. Essai sur l’évolution pédagogique en France, Hermann, 2009.].
Les raisons de ce qu’on appelle depuis trente ans « la crise de l’École » sont paradoxales, mais elles ne sont pas inintelligibles. Tous les systèmes scolaires contemporains sont soumis à une pression sélective qui est elle-même le fruit de la massification, car celle-ci augmente davantage le nombre de compétiteurs que celui des places enviées, mais le système français rend cette compétition plus dure en refusant toute sélection explicite. Le « collège unique » est le fruit naturel de la dynamique de l’égalité des conditions, mais il produit naturellement le besoin d’un minimum de différenciation interne ; si ce besoin n’est pas satisfait à l’intérieur des établissements, la fuite vers les « meilleurs » collèges ou lycée s’accentuera, qu’on ne pourra contrecarrer que par une politique autoritaire qui laissera exsangue l’ensemble de l’enseignement public, en attendant que le même sort touche l’enseignement privé sous contrat. La différenciation des formations offertes dans les collèges est du reste le seul moyen d’offrir aux élèves des classes populaires des possibilités réelles de promotion, et ce sont par conséquent ces élèves qui vont le plus souffrir de la fin des classes bilingues et de l’enseignement optionnel du latin. Le déclassement international de l’enseignement français a donc toutes les chances de s’accentuer, en attendant la fin du modèle républicain qui périra peut-être un jour sous les coups répétés de ses amants les plus fervents.[/access]
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*Photo : Patrick Gherdoussi
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