La réforme des retraites était censée combler nos déficits et renforcer la compétitivité française. Mais cette usine à gaz favorise surtout la capitalisation: de plus en plus de salariés inquiets de l’avenir souscrivent des plans d’épargne retraite. Une aubaine pour les marchés financiers.
Quelle pagaille ! Vingt-quatre ans après, le projet de réforme des retraites, promis à ses électeurs par le président en titre, nous fait revivre un épisode cauchemardesque. Un épisode où l’on voit deux parties de la France s’affronter, révélant une nouvelle fracture, après celle, quelque peu différente, que le mouvement des gilets jaunes a mise en lumière.
Il y a deux réformes des retraites à ne pas confondre, chacun le sait : la réforme des régimes spéciaux, qui avait été lancée en 1995, puis abandonnée, et une nouvelle réforme du régime privé, la septième de rang depuis celle introduite par Édouard Balladur et Simone Veil en 1993.
Une équation tronquée
Je n’entrerai pas aujourd’hui dans le débat sur le fond ou les modalités des réformes, sauf pour poser cette question. Pourquoi les six réformes précédentes des régimes du privé, dont celle, lourde, de 1993, n’ont-elles pas suffi à apurer un déficit toujours ressuscité ? L’argument démographique, constamment avancé par les perroquets du patronat et les « experts » médiatiques, ne tient pas. Car la productivité du travail française, multipliée par cinq depuis 1960, devrait permettre d’équilibrer sans difficultés majeures la branche retraites de la protection sociale. À deux conditions toutefois : premièrement, que les salaires aient suivi la productivité ; deuxièmement, que la déperdition d’emplois soit restée limitée. On pourrait alors majorer les cotisations sans dommages pour le pouvoir d’achat. Mais les salaires ont stagné dans le monde industriel qui a précisément engrangé les gains de productivité les plus forts et l’hémorragie d’emplois a été massive, nonobstant « l’euro qui est notre bouclier » et « la mondialisation qui est win win ». C’est pourquoi nous assistons à notre corps défendant à un ultime épisode de l’éternel retour de la réforme des retraites, censée à la fois garantir l’équilibre comptable et renforcer la compétitivité du site France.
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Ai-je besoin de vous dire que les milliards d’euros éventuellement gagnés seront dénués d’effet sur cette fameuse compétitivité ? Il faudrait pouvoir réduire le coût du travail d’au moins 20 % pour émerger des sables mouvants où nous sommes enlisés du fait de notre choix de la monnaie unique. Ce, d’autant plus que ces milliards sont reperdus ou à peu près en dépenses de chômage, mécaniquement gonflées par le maintien en activité des personnes contraintes de travailler coûte que coûte pour atteindre les seuils requis. De surcroît, les quinquagénaires et plus jetés au chômage n’ont qu’une chance minime de réinsertion, les ressortissants du patronat, qui exhorte à la réforme, préférant les jeunes aux seniors qui deviennent ainsi toujours plus dépendants de prestations de secours comme le RSA et les préretraites.
Une nouvelle aubaine pour les financiers
Malgré les apparences, nos dirigeants ne sont pas décérébrés. Ils connaissent assez les grands éléments du dossier pour discerner les contradictions de son énoncé officiel. Alors, pourquoi diantre cette mobilisation constante du petit monde « républicain », incarné par Sarkozy, Hollande, Juppé, Fillon ou Macron ? Pourquoi ces discours qui se parent de logique et d’évidence ? Des discours identiques depuis 1993 : « Nous pouvons travailler plus puisque nous vivons plus longtemps », « Nous ne devons pas charger les générations futures », « Nous devons montrer à l’Europe que la France assume ses responsabilités ».
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Tendez l’oreille. Vous entendrez dire à l’occasion : « Je sais ce qui me reste à faire, prendre une assurance complémentaire privée. » Nombre de salariés ont compris intuitivement qu’ils sont voués à galérer pour leurs retraites et doivent protéger leurs arrières tant bien que mal pour vivre décemment dans leurs vieux jours.
Telle est la vraie question, sous-jacente à la retraite par points ou à l’âge pivot. Il faut contraindre le monde du travail, et par-dessus tout les classes salariées pauvres, modestes ou moyennes dont la rémunération annuelle ne dépasse pas 50 000 ou 60 000 euros annuels, à souscrire un « plan d’épargne retraite ». Ce n’est pas par hasard que Bruno Le Maire a refondu les plans d’épargne dans une formule unique. À retraite universelle, plan d’épargne retraite universel !
Cette question déplace le débat du champ social au champ économique et financier. Elle conduit à se demander si les placements financiers offrent des rendements susceptibles de servir les revenus espérés et si les ressources orientées vers les marchés concernés ont une utilité économique. Or, en l’an de grâce 2020, la réponse à ces deux questions est non. Les rendements espérés sont illusoires et l’argent sacrifié est dénué d’utilité économique.
Soit en effet, cet argent est orienté vers les marchés des emprunts privés ou publics. Mais nous vivons instantanément le moment de l’histoire financière où les taux sont à zéro, inférieurs au taux d’inflation, pour les emprunteurs les plus sûrs. Les souscripteurs nouveaux perdent de l’argent.
Soit il est orienté vers les marchés boursiers. Mais nous vivons aussi un épisode de bulle des bourses qui laisse présager un nouveau krach comparable à celui de 1929. J’insiste sur le fait que les plans d’épargne retraite sont à très long terme. La montée de la bourse peut-elle se poursuivre, à partir du montant record actuel, durant les décennies à venir ?
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Et, par-dessus tout, dans les deux cas de figure, placements en emprunts et placement en actions à la bourse, l’appoint procuré par les ressources mobilisées est inutile. Les marchés du crédit sont approvisionnés à discrétion par les banques centrales dont c’est désormais le métier, soutenir artificiellement le crédit des emprunteurs, quelle que soit leur qualité. Les marchés boursiers vivent sous la douche des rachats d’actions, qui dopent les actions mais au prix de réductions du capital des entreprises concernées – les sociétés cotées de la zone euro ont racheté pour 250 milliards d’euros d’actions en 2019. Les plans retraite auraient quelque utilité si les entreprises augmentaient leur capital. Mais quand elles le réduisent ?
La retraite complémentaire par capitalisation à laquelle la réforme ouvre la voie représente une nouvelle aubaine pour le monde financier. Banques, assurances et fonds de placement vont pouvoir offrir à la souscription les plans établis conformément à la loi. Ils prélèveront au passage une sorte de « droit de péage » et orienteront l’argent collecté vers les actifs financiers qu’ils détiennent en propre, pour soutenir leurs cours sur les marchés.
La réforme, une fois aboutie, s’analysera objectivement comme un détournement légal de fonds. Un détournement des revenus issus du travail des marchés économiques de la consommation vers les marchés financiers.