C’est l’histoire de ma nièce : elle a 17 ans et elle vient de passer son bac de français. Je lui trouve une ressemblance avec Françoise Hardy, jeune bien entendu, époque Tous les garçons et les filles ou, pour les véritables amateurs, époque Je veux qu’il revienne, chanson dans laquelle j’ai toujours entendu un appel subliminal au communisme réel, celui des premiers chrétiens, mais c’est une autre histoire.
Ma nièce semble heureuse. Je dis « semble » parce qu’il est difficile de savoir si les jeunes gens d’aujourd’hui sont heureux. La jeunesse devient franchement opaque pour ceux qui se souviennent d’avoir vécu dans un monde d’avant le téléphone portable, Internet 2.0, le chômage de masse et le choc des civilisations en substitution habile à la lutte des classes. Je sais juste que je n’aimerais pas avoir 17 ans aujourd’hui, que ce soit dans un quartier à problèmes, une zone périurbaine américanisée à la mentalité obsidionale ou un village déserté par les services publics.
Mais revenons à ma nièce. La dernière fois que je l’ai vue, elle m’annonça ses bonnes notes au bac de français mais sans insister, sans doute consciente de la relativité des résultats dans un examen où l’on peut finir avec 21 de moyenne par le jeu des options. Non, sa grande affaire était l’orthokératologie. Je me suis dis, ça y est, c’est foutu, elle a adhéré à une secte new-age, avec riz complet et véganisme, bref quelque chose de presque aussi affreux que de prendre sa carte aux Jeunes Pop de l’UMP.
Elle me rassura assez vite. L’orthokeratologie, d’après ce que j’ai compris, est un moyen de corriger la myopie : on met des lentilles la nuit qui appuie sur le cristallin, on les retire le matin et on voit normalement toute la journée. Bref, ni lunettes, ni lentilles « diurnes » : le paradis, tonton, je t’assure.
J’étais assez surpris par son enthousiasme. D’abord parce que je la trouve très jolie avec ses lunettes mais aussi et surtout parce que j’ai moi-même entretenu un rapport très particulier avec ma propre myopie.
Longtemps, disons jusqu’à l’âge de ma nièce, j’ai été myope sans le savoir. Je ne connaissais pas mon bonheur. Partant du principe assez banal mais si vrai que le fils du cordonnier est toujours le plus mal chaussé, cette myopie ne fut jamais décelée auparavant alors que je vivais dans une famille qui comptait tout de même plusieurs médecins, dont mon propre père. Je suis bien incapable de dire depuis quand cette myopie datait: je n’avais pas de point de comparaison. Je vivais comme allant de soi le fait d’avoir besoin du premier rang au cinéma, d’attendre à la dernière minute pour savoir si le bus qui s’arrêtait à la Croix de Pierre, à Rouen, était bien le mien. C’était le « 2 », je m’en souviens encore, et il mettait longtemps à ne plus ressembler à un 8 ou à un 3 quand il s’approchait de moi.
Mais enfin la myopie n’empêchait pas la seule activité qui me plaisait, me sauvait, me consolait, me protégeait: la lecture. Pour le reste, il me semblait normal que le monde se résumât à ces tâches de couleurs floues, ces formes brumeuses et que les visages de mes petites amoureuses précisassent seulement leurs contours quand elles étaient à portée de baiser.
Il n’y avait pas d’angles, assez peu de lignes droites, les maisons à encorbellements de la rue des Bons-Enfants se voilaient toujours d’un brouillard qui les rendaient encore plus mystérieuses et me donnaient la sensation d’être dans un conte fantastique de Jean Ray.
Je me souviens aussi, à cette époque, de l’édition folio de la Recherche dont les couvertures étaient illustrées par Van Dongen. Je dois beaucoup à Van Dongen d’être rentré si aisément dans l’univers de Proust. Van Dongen dessinait en myope la silhouette nue d’Albertine ou les rives bleutées de l’été à Balbec, dans ce flou délicat qui est celui de la mémoire avant que le souvenir n’accommode ou ne tente d’accommoder sur un moment précis. Van Dongen m’annonçait un monde où le narrateur voyait les choses comme je les voyais et je pense encore aujourd’hui qu’une des clefs de la compréhension de Proust est la myopie.
Bref, je vivais en Myopie comme on vit dans un pays. J’en fus expulsé un peu par hasard, lors d’un cours de physique en classe de première consacré à l’optique. On avait mis à notre disposition des boites de lentilles pour expliquer aux littéraires que nous étions en quoi consistaient les dioptries. J’en pris une un peu au hasard et m’en fis un monocle, histoire de faire le main avec un petit camarade et, ô surprise, le monde devint incroyablement clair. Je voyais ce qui était écrit au tableau, et les détails runiques sur les boucles d’oreilles de C, la grande blonde du premier rang.
Ayant fait part de cette révélation à mon entourage, on m’envoya chez l’ophtalmo qui me dit, en me faisant chausser ma première paire de lunettes: « Tu vas voir, tu vas revivre ».
Oui et non: dehors, Rouen se mit à ressembler un décor médiéval toc pour film hollywoodien, les nuages blancs se dessinaient trop précisément sur le ciel bleu et il n’y avait plus pour moi d’imprécis grandioses des horizons urbains mais des perspectives nettes et précises comme dans les univers totalitaires. Tout était trop vrai, c’est à dire manifestement faux et annonçait ces images insupportables de netteté auxquelles nous ont habitué depuis la haute définition et les écrans plats sur laquelle ma nièce découvre le cinéma.
Aujourd’hui encore, quand je veux me protéger un peu, je retire mes lunettes. Je rentre en Myopie pour un séjour trop bref, le temps de saluer Albertine nue enjambant son tub pour faire ses ablutions ou les spectres pluvieux de la rue des Bons Enfants.
C’est sûr, m’avait aussi dit l’ophtalmo. Tu avais besoin d’être corrigé.
Et ça, pour avoir été corrigé, depuis que je vois le monde tel qu’il est, j’ai été corrigé.
C’est sans doute pour ça que je suis resté communiste, aussi, et que je ne suis pas prêt d’adopter l’orthokératologie : je préfèrerais le monde tel qu’il devrait être au monde tel qu’il est.
*Photo: martha464.
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