À ceux qui, fatigués par la médiocrité de Canal+, n’ont pas encore résilié leur abonnement, on conseillera d’attendre encore quelques jours pour profiter de Red Army, un documentaire diffusé discrètement ces jours-ci. S’inscrivant dans la lignée de Buena Vista social club, ce documentaire raconte une histoire d’hommes et de femmes que le destin a installés en première ligne dans les soubresauts de la fin du XXe siècle.
A priori, l’histoire des joueurs de l’équipe de hockey sur glace de l’Union soviétique des années 80 n’est pas faite pour passionner dans un pays qui ignore ce sport. Mais ce que le film raconte, c’est la chute de l’URSS, et ce qu’elle provoqua chez des hommes, sportifs de haut niveau, idoles d’une nation, confrontés à un monde qui leur était étranger et au spectacle de leur patrie effondrée et humiliée.
Je me souviens de ces années 80 où s’était estompé le rêve de Nikita Khrouchtchev. Celui qu’il exprimait en s’adressant à Nixon alors vice-président : « Nous vous rattraperons, nous vous dépasserons, et alors nous vous ferons signe ». La stagnation brejnevienne, palpable lors de mes premiers voyages à Moscou, où régnait parmi tous mes contacts une schizophrénie rebutante. Les personnes rencontrées, les interlocuteurs et les amis, savaient tout mais ne disaient rien. Dans ce pays, patrie de la musique, de la danse, de la littérature, du sport et des échecs, le niveau culturel était très élevé, mais si l’éducation vous apprenait la liberté, le système vous interdisait de vous en servir. Alors, jouant sur la fierté patriotique, les dirigeants prenaient les mesures pour que dans tous les domaines où l’Union soviétique était en concurrence ou en rivalité avec l’Occident, ses représentants soient les meilleurs. Ce qui permettait de prétendre que les succès étaient dus à la supériorité du socialisme.
La « Red Army » était le club de hockey sur glace de l’Armée rouge. Le film nous raconte son histoire au travers du destin du cinq majeur de ces années-là : la plus belle « ligne » qu’on ait jamais vue sur la glace nous dit un entraîneur américain les yeux brillants. Emmenée par le grand Slava Fetisov qui face à la caméra raconte son histoire. Première observation : nous avons là un homme hors du commun, qui non seulement crève l’écran mais écroule aussi les murs du salon où on le regarde. « Fetisov est un personnage de roman russe, extraordinairement complexe et métaphorique de l’Union soviétique », nous dit Gabe Polski, le réalisateur américain.
Son récit est entrecoupé de séquences qui éclairent le contexte historique et montrent comment l’histoire peut broyer les hommes. Parce qu’en face, l’Occident n’était pas en reste, lui qui voulait aussi démontrer que son capitalisme était supérieur au socialisme. Il y eut la fameuse finale perdue contre les États-Unis, pourtant donnés battus aux Jeux olympiques de Lake Placid, qui enflamma la planète à l’instar d’une finale de Coupe du monde de foot. On entend le commentaire d’époque et voit Fetisov en regarder la vidéo, sans un mot. Et son regard nous montre que la blessure est béante, parce qu’il nous a déjà dit sa fierté de jouer dans le club de l’Armée rouge, d’en avoir été le capitaine. C’est pourtant lui qui conduira toutes les revanches.
Nous suivons l’histoire de ces hommes, ses amis, ses frères, enfermés par une exigence de victoire dans un encadrement militaire et une vie exténuante qui constatent l’effondrement de leur pays et de leur idéal, qui, comme le dit dans le film Vladimir Pozner, était quand même ce qui avait fait tenir cette société. La confrontation avec l’Amérique lorsque le gorbatchévisme leur permet d’aller y jouer. Le choc et le sentiment d’échec qu’ils décident de dominer. L’entraîneur américain qui aura l’idée de rassembler les cinq dans la même équipe leur dira : « Je n’ai pas réussi à apprendre votre méthode, mais surtout ne changez rien ». Ils rentreront alors dans une Russie qu’ils ne reconnaîtront pas.
Poutine soucieux d’effacer l’humiliation eltsinienne — et doté d’un bon coup d’œil — demandera à Fetisov de devenir ministre des Sports. Il emmènera ses anciens partenaires, ses amis, dans l’aventure. Les questions sur l’ancien régime les ferment, on peut leur faire dire du mal sur ce qu’ils appellent « le système », mais pas de leur pays. Et puis il y a peut-être le sentiment d’une aventure hors du commun, une histoire d’hommes, d’amis, héros de 20 ans, portés par tout un peuple, sous les pieds desquels la terre s’est dérobée. Une histoire où il y eut des grandeurs et des petitesses, des joies et des malheurs, des bons et des méchants.
Parmi les bons il y avait Tarassov, l’entraîneur de légende, le père du hockey soviétique dont on voit la belle humanité tout au long du film. Et puis le méchant, le terrible Thikonov, imposée par le KGB, le coach honni dont un de ses joueurs avait dit : « Si on doit me greffer un cœur, je veux celui de Thikonov, il n’a jamais servi. » Finalement, cette histoire est la rencontre déroutante de l’âme russe avec celle du sportif de haut niveau. Et même si tous nous racontent les difficultés, les affrontements et les souffrances, on sent chez chacun d’eux la nostalgie de l’intensité de leurs 20 ans. Car c’est elle qui les faisait courir, sauter, soulever et souffrir.
Viatcheslav Fetisov nous donne la clé de ce qui peut faire bouger un homme. De ceux qui sont restés ses amis, le cinq de légende, Fetisov, Kasatonov, Krutov, Larionov, Makarov il conclut en disant : « C’est avec ceux-là que je me suis le plus amusé sur la glace ». Ce que complète Tarassov le vieil homme qui continue à entraîner les enfants, leur criant : « Magnifique ! Vous serez de grands joueurs de hockey mais aussi de grands hommes ! »
Red Army, de Gabe Polsky. Sorti en février 2015. Disponible sur Canal+ à la demande, iTunes, etc. En vente en DVD à partir de juillet 2016.
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