52,50 % : tel est le record inédit du taux d’abstention pour ce premier tour des législatives. Bien sûr, on peut toujours incriminer le retour du temps des cerises et des barbecues qui éloignerait du devoir civique. La saison du bermuda et des doigts de pieds, libres de s’ébattre dans les sandales, bat en effet son plein.
Perfide Evelyne Dhéliat
Dimanche dernier, la météo, perfide, incitait clairement à fuir son devoir civique. On préféra alors sillonner les villes, en famille et casqués, juchés sur des trottinettes, destriers du XXIe siècle, emblèmes de la quête désespérée d’une éternelle enfance.
Les rires fusaient des terrasses de cafés en de longues stridulations enjouées. On y sentait poindre une légère ivresse, celle qui permet, alors qu’on croit communier avec l’autre, d’échapper un instant à « l’insoutenable légèreté de l’être. » D’autres conviés à la partie de campagne proposée par le printemps s’étaient amassés et rassemblés sur les pelouses et les rives des cours d’eau ou les plages. On ripaillait pour célébrer la renaissance et l’illusion de l’éternel retour de tout.
On pourrait, tout aussi justement, penser que cette exceptionnelle abstention résulte d’une lassitude qui aurait gagné les Français, après la farce des présidentielles. Il faut bien avouer que le pitoyable spectacle d’un président sortant, embusqué et taiseux, était de nature à décourager quiconque d’aller voter. Il refusa de se risquer hors du bois avant l’heure pour conserver toutes ses chances de réélection et n’eut d’autre argument à proposer pour légitimer sa reconduction que l’urgence qu’il y avait à contrer le Rassemblement national.
C’est une hypothèse qui reste valable, d’autant plus que notre diable d’homme, à peine réélu, ce, avec une abstention déjà alarmante, nous refit illico le coup du front républicain quand il daigna s’abaisser à faire campagne pour ce premier tour des législatives. Dès qu’il fut question de désigner à la vindicte populaire le nouvel ennemi à défaire, la Nupes, autrement dit Mélenchon et ses affidés, notre triste sire, pour mieux nous persuader de la gravité du moment, donna à sa voix la solennité qu’il aime à adopter quand il tient son rôle de chef de guerre.
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À notre avis, cependant, le mal vient de plus loin. Nous rendons responsable de ce délitement progressif de l’esprit qui engendre l’absence de conscience politique, l’injonction, devenue mantra, à vivre une fête perpétuelle et le droit, farouchement revendiqué, « au bonheur mérité par l’excellence de nos âmes », pour reprendre l’expression savoureuse de Flaubert, dans L’Éducation sentimentale.
L’école, non seulement ne parvient pas à endiguer ces prétentions puériles, mais au contraire les encourage : devenus de vastes terrains de jeu, nos établissements scolaires ont, on le sait, désormais vocation à animer et non plus à transmettre.
Philippe Muray, un visionnaire
Lesdites aspirations à une fiesta permanente, dignes du jardin d’enfants, furent dénoncées par Philippe Muray, dans ses chroniques rassemblées sous l’intitulé : Après L’Histoire, dès la fin des années 90. J’en veux pour preuve cet extrait qui ouvre Des critiques en déroute par temps hyperfestif (janvier 2000) : « L’époque est une tête à claque qu’il devient jour après jour un peu plus agréable de gifler. La satisfaction avec laquelle elle se montre, son conformisme euphorique autant qu’ignominieux, son allure de tranquille impunité quand elle déploie l’éventail de ses plus malfaisantes sottises et l’ensemble de ses nuisances approuvées, enfin cet incroyable teint de rosière qu’elle arbore en toute occasion, lorsqu’il s’agit de célébrer de nouvelles mutations, d’applaudir au défi ludique des surfeurs des neiges, au succès d’internet, à l’adoption d’Halloween par les peuples colonisés, au triomphe de l’économie de marché, de la transparence, du patin à roulettes (…) et des pique-niques citoyens avant les séances de cinéma en plein air, font ardemment regretter qu’elle n’ait pas un seul visage sur lequel on puisse taper avec gaieté et sans relâche. »
Philippe Muray, visionnaire, n’aurait pas été déçu par notre époque. Cette aspiration à la liesse éternelle, qu’il épinglait déjà à l’aube de notre siècle avec une juste férocité, a en effet crûe de façon exponentielle : les trottinettes se sont abattues sur nos villes comme des nuées de sauterelles et dans les librairies, le rayon consacré au développement personnel est responsable d’une déforestation sans précédent. « Être présent à l’instant présent » et dans la joie, s’il vous plaît : tel est le mode d’emploi pour réussir immanquablement sa vie.
Cette quête forcenée du « tout au ludique » a commencé par atrophier les cerveaux puis a contribué à fragmenter une société constituée d’éléments mal jointoyés en l’absence du ciment que constitue un devoir qui impliquerait la sale contrainte, de plus en plus honnie. C’est dans ce terreau fertile qu’ont poussé les revendications de chacun qui souhaite être considéré comme unique et par conséquent, refuse de se plier à ce qui fait société et qui impliquerait une obligation vis-à-vis d’autrui.
Celui qui n’a jamais été seul, au moins une fois dans sa vie…
Nous ne sommes plus un peuple, mais des entités antagonistes qui prônent ou dénoncent, en vrac : « l’appropriation culturelle », « la cancel culture », « le communautarisme », « la déconstruction », « l’indigénisme », « l’intersectionnalité », « l’islamogauchisme », « la justice raciale », « le néoféminisme », « le privilège blanc », « le racisme anti-blanc », « le racisme systémique », « le séparatisme », « l’universalisme », « le wokisme ». Cette nomenclature barbare accompagne la désagrégation de notre société, maintenant comparable à un tas de sable dont chaque grain serait un individu.
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Pour qui et pourquoi, alors, aller voter, puisque qu’on est seul ? L’épopée fédératrice a cédé la place aux récriminations et aux revendications individuelles d’un moi hypertrophié refusant toute frustration. Payer de sa personne ou veiller aux intérêts communs est maintenant complètement démonétisé. Le ricanement est de mise quand on rencontre un pauvre hère qui aurait conservé cet idéal.
Transmission, appartenance à une culture, inscription dans l’Histoire : tout a disparu. Nous avons éteint la lumière et « nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir » (Pascal, Pensées, 1670). Ce « quelque chose », c’est notre pauvre « moi ». Nous le brandissons naïvement comme un flambeau, prétendant éclairer les ténèbres profondes qui nous environnent mais il ne s’avère être que la flamme vacillante d’une bougie exposée à la bourrasque. De grâce, cessons de nous prendre pour Matamore et rallumons vite la lumière, celle de l’instruction et de l’éducation pour retrouver l’esprit critique, la réflexion et raviver ainsi l’esprit du collectif. Alors nous retrouverons des citoyens éclairés, concernés par le vote.
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