En Occident, comme dans les pays alliés de Moscou, la situation russe inquiète. Et tout le monde se demande ce qu’Evgueni Prigojine a réellement négocié pour arrêter sa mutinerie. L’analyse de Pierre Clairé, directeur adjoint du pôle politique du think tank le Millénaire.
Dernière minute ! Dans un enregistrement audio d’une dizaine de minutes, publié ce lundi, postérieurement à la rédaction de cette tribune, le chef de la milice Wagner, Evgueni Prigojine, affirme que la rébellion de samedi ne visait pas à renverser le président Poutine mais à s’assurer de la survie de son organisation, qui devait cesser d’exister au 1er juillet. « Nous avons estimé que la démonstration était suffisante », explique-t-il. Il avance en outre que tout ce pataquès ne devrait pas affecter les relations entre sa milice privée et les Etats amis dans lesquels elle opère… |
La chevauchée solitaire d’Evgueni Prigojine aura marqué les esprits du monde entier. Après avoir renoncé à avancer vers Moscou, le coup de force du groupe Wagner a abouti à un accord avec le Kremlin par l’intermédiaire du président biélorusse Viktor Loukachenko. Cet accord est le symbole des fissures au sein de la chaîne de commandement russe, dont les conséquences risquent d’être considérables à l’heure où la nation s’est pleinement engagée dans une « guerre existentielle ».
Un accord favorable à Wagner?
Première surprise de l’accord, le groupe Wagner semble sortir gagnant. S’il est difficile de se prononcer avec certitude au regard des nombreuses questions qui restent en suspens, il s’avère que l’accord négocié par le chef de Wagner comporte deux motifs de satisfaction pour lui. D’une part, le fait même d’obtenir un accord démontre l’importance militaire et politique de Wagner pour la nation russe ! D’autre part, sur le contenu de l’accord, chacun des trois points suivants apparait comme favorable pour l’instant.
L’annonce que les soldats du groupe Wagner ne seraient pas traduits en justice, idem pour leur chef, semble garantir leurs chances de survie. Le maintien de ses activités africaines, malgré son exil en Biélorussie, pourrait garantir la pérennité financière de l’écosystème de Prigojine, un point non négligeable pour l’homme d’affaires qu’il est. Enfin, et c’est l’essentiel, nous pouvons imaginer que Prigojine ait également obtenu les têtes de Choïgou et Guerassimov, respectivement ministre de la Défense et Chef d’État-Major, qui sont la cible de ses critiques depuis plusieurs mois. Pour autant, il est certain que la relation privilégiée entre le Groupe Wagner et le Kremlin est terminée et nous voyons mal comment ces actes pourraient rester impunis sur le long terme.
À lire aussi, Patrick Stefanini: “Sur l’immigration, une bataille juridique ne remplacera pas le courage politique”
Si le président Poutine a maintenu l’ordre en Russie, il en ressort affaibli. Malgré cet accord obtenu sans aucune violence, les fissures au plus haut niveau de l’État russe ont été exposées au grand jour. Alors que Poutine était vu comme tout puissant et ayant le monopole de la violence en Russie avec un contrôle intelligent de la machine étatique, il n’en est rien. Un seul chef de guerre a réussi à faire trembler le Kremlin. Malgré l’échec du « convoi de la justice » de Wagner, l’action de Prigojine laisse à penser pour chaque Russe, chaque combattant russe, que l’armée et l’État poutinien ne sont pas si puissants que cela. Sans réponse de sa part, avec des changements au plus haut sommet de l’État et avec un pouvoir encore plus verrouillé, on a du mal à imaginer comment Poutine pourrait s’en sortir indemne. Il se murmure déjà que certains changements vont être opérés, que certains seront punis pour leur silence ou leur proximité avec Prigojine, alors que d’autres seront récompensés de leur loyauté.
Quel impact sur la «guerre existentielle»?
Cette rébellion est intervenue au pire moment pour la Russie alors que la contre-offensive ukrainienne bat son plein. Seulement, il y a fort à parier qu’il n’y aura pas de changement majeur sur le front dans un futur proche. Si l’armée russe a montré des difficultés de projection, sa défense a été bien imaginée. Ainsi, malgré le désordre dans les rangs russes, l’armée de Zelensky ne pourra pas passer les défenses russes. De plus, la stratégie russe qui a fait ses preuves ces dernières semaines, à savoir la multiplication de frappes dans des villes éloignées du front comme à Kiev a occupé l’armée ukrainienne. Pensant profiter de la relative faiblesse de l’armée russe, celle-ci a tout de même repris certains villages, mais aucune avancée majeure n’est à signaler.
À lire aussi, Gabriel Robin : Prigojine: un condottiere aux portes de Moscou
En revanche, cette rébellion avortée de Wagner pourrait avoir fait perdre à la Russie le plus important : le moral de ses troupes. Sur le long terme, une crise de confiance pourrait toucher l’armée russe et sans réponse ferme de Poutine, il semble improbable que cela puisse bien se terminer pour elle. En effet, les soldats de l’armée russe vont voir revenir sur le front les mutins du groupe Wagner pour combattre avec eux. On peut se demander quelles seront leurs réactions après cette trahison sachant qu’ils étaient prêts à défier Vladimir Poutine. De plus, cette « aventure » a mis en lumière les fractures au sein du commandement russe, et il y a fort à parier que les soldats ne feront pas confiance à leur hiérarchie dans le futur, rappelant l’effondrement militaire russe en 1917.
Quelle image renvoyée au monde?
Alors que le président Poutine fait de la grandeur russe la ligne directrice de sa stratégie diplomatique, les événements du 24 juin marquent un coup d’arrêt. Avec les derniers évènements et la probable perte d’influence du groupe Wagner, la Russie de Vladimir Poutine perd l’un de ses principaux leviers sur le continent africain. En effet, la milice fait la majorité de ses profits en Afrique. Wagner est par exemple extrêmement influent en République Centrafricaine, en Libye, au Soudan ou au Mali. Dans ces pays, les miliciens permettent aux chefs d’États de se maintenir, en s’occupant de leur sécurité privée et aussi en maintenant l’ordre. Sans l’approbation du Kremlin et son aide en termes d’information et de communication, Wagner ne pourra pas prospérer et conserver son emprise sur le continent. Ainsi, les chefs d’État pourraient se désolidariser de Wagner pour aller dans le sens de Poutine. Mais si celui-ci apparaît comme un partenaire plus fiable que Prigojine, qu’en sera-t-il désormais alors que son autorité semble attaquée chez lui ?
Enfin, il est à noter que la Chine se démarque par sa réaction subtile. Par prudence, la nation du président Xi a tardé à soutenir Vladimir Poutine. Toutefois, elle s’y est résignée, voyant qu’à l’évidence, un renversement du pouvoir n’aurait pas lieu. La Chine a toujours eu intérêt à ce que Poutine se maintienne au pouvoir, puisqu’il s’agit d’un partenaire économique et politique, mais surtout car il adhère aux thèses chinoises de renversement de l’ordre mondial. D’un côté, il était naturel de soutenir Poutine, mais se mettre à dos certaines personnes dans le cadre d’un changement de régime aurait été une erreur stratégique… Un Poutine, et donc une Russie affaiblis, ne font pas les affaires de Pékin qui se retrouve de plus en plus en plus isolé sur la scène mondiale. Alors que les Occidentaux moquent une Russie isolée, les réactions internationales du camp des autocrates en faveur de Poutine ont a minima permis de sauver les apparences. Pourtant, les images des Russes fuyant la ville de Rostov ont fait le tour du monde et ne tromperont personne sur les fragilités du commandement russe.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !