Christophe Bourseiller est essayiste, écrivain et acteur, notamment spécialiste des extrêmes. Dernier livre paru : Les Faux Messies. Histoire d’une attente (Pocket).
Propos recueillis par Daoud Boughezala
Daoud Boughezala. Dans une tribune publiée dans Libération, Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie ont exprimé leur refus de débattre avec Marcel Gauchet aux Rendez-vous de l’histoire de Blois sur la rébellion, au prétexte de son prétendu conformisme idéologique [1. « Pourquoi il faut boycotter les Rendez-vous de l’histoire : un appel collectif », Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, Libération, 6 août 2014.]. Comprenez-vous ce parti pris ?
Christophe Bourseiller. Je n’imagine pas que des intellectuels puissent se montrer réfractaires à un débat d’idées. S’ils ne sont pas d’accord avec Marcel Gauchet, qu’ils aillent le dire ! Ce qui fait le sel d’un débat, c’est justement le choc des idées contradictoires. Si le frottement n’intervient pas, on meurt d’ennui, ce qui arrive aujourd’hui de plus en plus fréquemment, tant la France se meurt d’atonie.[access capability= »lire_inedits »]
Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie semblent estimer que les thèses défendues par Gauchet sont à ce point discutables qu’on ne saurait les discuter. Il y a quelques années, l’extrême gauche refusait ainsi de débattre avec l’extrême droite. Ses opposants tiennent-ils aujourd’hui Gauchet pour un néofasciste ? Je ne peux le croire. Cela dit, je vous rappelle qu’Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie sont souvent considérés comme des disciples de Pierre Bourdieu. Or, Bourdieu ostracisait les penseurs qui n’étaient pas d’accord avec lui. C’est du moins ce qu’Edgar Morin affirme dans son Journal. Il aurait souffert d’avoir été « désinvité » à des colloques, à la demande de Pierre Bourdieu.
Cette excommunication de l’adversaire a-t-elle des racines idéologiques ?
La pratique évoque celles du PCF à l’époque stalinienne. Il est aussi vrai que Bourdieu a été lu et relayé dans l’Université par des trotskistes qui admiraient son travail sur la misère du monde et sa sociologie ouvrière. Ils ont un peu annexé sa pensée. Comme leurs ennemis staliniens, dont ils partagent l’héritage léniniste, les trotskistes se positionnent volontiers comme les seuls détenteurs de « la » vérité, et les seuls gardiens de la flamme révolutionnaire. Observe-t-on de nos jours la récurrence de pratiques léninistes ?
Mais ces « Beria de bac à sable », comme les a baptisés Élisabeth Lévy, n’ont pas de comptes à rendre au moindre Politburo. Louis et Lagasnerie se réclament moins de Trotski que de Foucault…
Et en ce sens, ils seraient moins classables ? Michel Foucault s’est lui-même commis dans les années 1970 avec la Gauche prolétarienne, un groupe maoïste dont il fut le « compagnon de route ». L’extrême gauche produit en tout état de cause de curieux mélanges idéologiques. Par exemple, je suis toujours étonné de voir des anarchistes participer aux « manifs pour Gaza », alors que l’anarchisme s’oppose autant à l’État – qu’il soit israélien ou palestinien – qu’à la religion – « Ni Dieu ni maître ! ». Le problème, c’est que toute une branche de l’archipel libertaire se trouve aujourd’hui imprégnée de valeurs trotskistes. Olivier Besancenot se réclame ainsi de l’anarchiste communarde Louise Michel, alors qu’il est issu d’un courant qui célèbre Trotski, l’assassin de Cronstadt, ennemi farouche des anarchistes… Le souci de modernisation idéologique passe par de troublantes hybridations.
Dans leur mythologie, la « cause » homosexuelle occupe une place de choix. En s’érigeant comme les seuls représentants légitimes du progressisme gay, ces militants du mariage et des enfants pour tous ne promeuvent-ils pas l’ordre moral bourgeois ?
Lorsqu’elle a éclos dans les années 1970, la cause homosexuelle relevait de la contre-culture, ses défenseurs se montrant hostiles au patriarcat, tout autant qu’au mariage. Aujourd’hui, la cause gay passe à l’inverse par la défense des valeurs du mariage et de la famille. Verra-t-on demain des militants homosexuels défendre également le travail et la patrie ? Il est difficilement tenable de prétendre incarner une rébellion contre-culturelle tout en défendant des valeurs familiales. Les partisans du mariage gay doivent tirer les leçons de leur engagement, et assumer leur ralliement à l’ordre patriarcal traditionnel.
Voilà qui ferait tache au pays des rebelles ! Si l’on en croit les conjurés de Blois, tout homme de gauche devrait contester l’ordre établi, sans que soit discutée le bienfondé de sa démarche. Ce sentiment de révolte intransitif ne vide-t-il pas la rébellion de son sens ?
À l’évidence, le terme de rebelle fait problème. Comment dénommer l’ensemble des courants contestataires ? À la fin des années 1980, j’avais proposé dans un livre éponyme de les désigner comme « ennemis du système ». Par-delà les divergences idéologiques, ce qui unit les extrêmes droites, les extrêmes gauches et les mouvances inclassables, c’est le rejet du système actuel. Le consensus par la négation. Toutefois, la notion m’a vite paru insuffisante, et j’ai préféré travailler plus tard sur « l’extrémisme ». En parallèle, nous avons vu éclore dans le champ de la recherche la notion de « rebelle ». En 1999, Emmanuel de Waresquiel a publié un livre sur le xxe siècle intitulé Le Siècle rebelle. Dans cet ouvrage collectif, il traitait à la fois du syndicat SUD, des situationnistes, de José Bové, de l’Action française, des intermittents du spectacle, etc. À la lecture de cet essai, j’avais été frappé par le caractère hétérogène de la notion de rebelle, dans laquelle on mettait tout et rien.
Je déduis de votre désarroi qu’il est impossible de définir une quelconque essence de la rébellion, laquelle n’est peut-être qu’une étiquette autogratifiante…
Le rebelle, c’est vaguement celui qui conteste, sans qu’on sache s’il se place dans une perspective révolutionnaire ou réformiste : si je ne suis pas content et que je gueule au feu rouge, je deviens un rebelle. Le contribuable en colère se trouve hissé au même niveau que le djihadiste décapiteur. Pierre Poujade, Che Guevara, Guy Debord, José Bové et Ben Laden se trouvent mis dans le même sac. En tout état de cause, ce terme minimal ne sert qu’à chapeauter un archipel hétérogène. Je préfère pour ma part m’interroger sur l’extrémisme. Comment le qualifier ? Existe-t-il des idées proprement extrémistes, ou l’étude de l’extrémisme se réduit-elle à une sociologie des comportements ? Le débat est ouvert.
Par souci d’objectivité, plutôt que de rebelles ou d’extrémistes, pourquoi ne pas parler de pensées radicales ?
Tout dépend de la façon dont vous observez les courants politiques de marge. Si vous prenez en compte leur impact sur ce que Foucault appelait l’épistémè, c’est-à-dire le champ culturel, vous voyez émerger au fil des années des pensées radicales qui constituent des anomalies au cœur de chaque époque. Ces anomalies annoncent bien souvent la transition vers une autre période historique. Ces idées neuves éclosent au sein de courants politiques répertoriés, mais elles les transcendent. J’oppose ainsi les pensées de Debord ou de l’Encyclopédie des nuisances, toutes deux inclassables, au ronron du NPA et des groupes qui lui ressemblent.
L’extrême gauche ne produit-elle plus d’idées vraiment révolutionnaires ?
L’extrême gauche politique est plurielle. Je crains toutefois qu’elle ne souffre aujourd’hui d’une certaine stérilité. Il y a une vraie crise de l’alternative révolutionnaire. Critiquer les injustices, tout le monde peut le faire. Mais que va-t-on mettre à la place ? Les extrêmes gauches peinent à formuler une alternative nouvelle. On en revient ainsi chez les trotskistes à évoquer des modèles récents, qui vont de la Tchécoslovaquie du Printemps de Prague à l’URSS de Gorbatchev. On voit certes de nombreux penseurs tenter de rénover le corpus. Je songe à Toni Negri, Alain Badiou, Étienne Balibar ou Slavoj Zizek. Ces théoriciens qui tentent de dépasser le marxisme se contentent de rhabiller Marx avec des habits neufs. Derrière leurs formules ronflantes, il reste l’idée qu’une classe capitaliste et bourgeoise opprime une classe prolétaire et qu’il faut en conséquence envisager une révolution socialiste. On en revient toujours à cette notion dont on ne sort jamais, la lutte des classes, qui a nourri tant d’espoir et tant d’injustice.
Pendant que la gauche de la gauche vaticine dans le vide, le socialisme de gouvernement a pleinement intégré la société de marché, au point qu’on peine à le distinguer de la droite. De mémoire d’historien des idées, avez-vous déjà observé une telle déliquescence de la gauche intellectuelle et politique ?
Ce n’est pas nouveau. Dès son origine, le courant socialiste se trouve scindé entre les extrémistes et les modérés, qu’on appelle « possibilistes ». Plus tard, Jules Moch, Guy Mollet, Michel Rocard, Olaf Palme ou plus récemment Tony Blair, ont essuyé des torrents d’invectives, en raison de leur pragmatisme ou de leur modération. J’observe aujourd’hui dans le Parti socialiste français la présence d’un certain archaïsme postmarxiste, qui s’incarne dans la prolifération des courants « de gauche ». La présence influente des « frondeurs » et autres gauches du PS prouve que la social-démocratie se trouve encore éperonnée par une extrême gauche qui aimerait la durcir et qui ne renonce pas à l’espoir de « régénérer » une formation qu’elle désigne encore en 2014 comme un « parti ouvrier ». Arnaud Montebourg et ses amis démissionnaires prouvent au minimum que le PS demeure irrigué par des thèses issues de la gauche de la gauche.
On dirait que la gauche n’a plus guère que quelques causes sociétales et une vague « moraline » antiraciste à se mettre sous la dent. Cette obsession de la pureté vertueuse n’est-elle pas d’ailleurs ce qui réunit Didier Eribon, Édouard Louis et Najat Vallaud-Belkacem ?
La crise de l’alternative révolutionnaire, qui touche au premier chef les extrêmes gauches, se répercute dans la gauche modérée. Comment concilier les impératifs du marché avec les proclamations électorales visant à combattre la finance ? Aux yeux de son aile gauche, le gouvernement a renié ses promesses. Est-il encore de gauche ? Il a trahi sur le plan social. Il va tenter de se rattraper sur le plan sociétal. Le gouvernement a été très en pointe sur la question du mariage gay pour contrebalancer les hausses d’impôts et la taxation des heures supplémentaires. La cause du mariage gay a sans doute été une diversion, permettant de déplacer le débat vers un terrain moral. Dès lors, on a vu prospérer une « gauche morale », s’arrogeant plus que jamais le monopole du cœur. Nous avons connu les « restaurants du cœur ». Voici maintenant le « gouvernement du cœur ». Mais peut-on gouverner avec son cœur ?[/access]
*Photo: Hannah
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !