On s’en veut de gâcher telle fête en rappelant, par exemple, que le film défend un des points de vue qui s’affrontent dans le débat sur l’Ecole. Ce point de vue a autant de légitimité que ceux auxquels il s’oppose – cela ne lui donne pas valeur de vérité, n’en déplaise à François Bégaudeau qui semble penser pour sa part que la distinction accordée par Sean Penn – « un homme connu pour être nerveux en matière de politique » – devrait réduire au silence « ceux qui parlent de l’Ecole sans y mettre les pieds ». Il est surprenant qu’un professeur décrète, l’air de rien, la nullité d’une longue tradition appelée « pensée critique » et qui suppose, justement, la mise à distance. Au passage, si le seul point de vue légitime sur un phénomène, une institution ou une situation est celui des acteurs, il va falloir songer à une reconversion expresse pour les journalistes. Et au fait, il y était, Tolstoï, avec les armées napoléoniennes ? Bégaudeau a raison : ainsi que l’a judicieusement noté un éditorialiste du Républicain lorrain, la Palme d’or consacre « un peu la revanche de l’Education nationale sur la Culture ».
Les déclarations de Cantet et de son principal acteur permettent de se faire une idée de la thèse du film : en somme, tout ne va pas si mal à l’école. « Face aux fondamentalistes de l’école républicaine, il fait partie des réalistes qui pensent que l’école doit s’adapter et non exclure. Il récuse la baisse de niveau, récuse toute nostalgie, ne prône pas l’approche exclusive de la langue française par les grands textes », résume parfaitement Le Monde. On ne sait si Bégaudeau prône l’instauration de cours de langue SMS, mais il ne cache pas la raison pour laquelle il a écrit son livre : « J’en avais assez de tous ces livres de profs qui se réduisent à des essais au ton apocalyptique. Ils filtrent la réalité pour la faire correspondre à leurs a priori idéologiques, le plus souvent réactionnaires », déclarait-il en mars 2006, dans un chat commun à Télérama et au Monde. Il va sans dire que l’optimisme progressiste de l’auteur ne révèle aucun a priori idéologique. Le metteur en scène n’a-t-il pas estimé (sur Canal +) que son film était « porté par des évidences » ? Et comme on sait, les évidences ne se discutent pas.
Il est bien dommage, cependant, que le mouvement lycéen ait cessé au moment même où Sean Penn et son orchestre décernaient un brevet d’universalisme à la jeunesse française en lutte. « Espérons que Xavier Darcos a entendu le message », a souligné Demorand face à un Laurent Cantet qui n’en demandait pas tant. « Pensez-vous que ce film devrait être projeté dans toutes les classes de France ? », s’est pour sa part enquis un journaliste de Canal + qui sait au moins manier l’interrogation rhétorique. Christine Albanel a trouvé l’idée bonne, tandis que le ministre de l’Education nationale s’arrachait un commentaire ému sur « l’hommage rendu à tous les professeurs de France ». On se demande pourquoi l’Elysée n’a pas encore annoncé qu’Entre les murs serait désormais inscrit au programme, de la 6e à la terminale. De plus, grâce au film, les jeunes issus de milieux défavorisés ont désormais un modèle de réussite alternatif à celui du footballeur (dont on ne dit pas assez à quel point il est discriminant pour les filles). Presque toutes les « futures stars en herbe » se rêvent désormais en acteurs, ce qui signifie, selon un de leurs camarades, interrogé par Le Parisien, qu’ils vont peut-être « arriver en limousine et avoir des gardes du corps ». A une jeune comédienne qui, dans le film, déclare qu’elle veut être policier, Sean Penn a dit : « Je ne parle pas aux flics. » Compris, les mômes ? On ne vous a pas récompensés pour faire n’importe quoi.
Puisqu’il s’agit de cinéma, il serait dommage de ne pas souligner à quel point la forme du film est cohérente avec le fond annoncé. Cantet insiste sur le fait que son film est une fiction. Sans doute. Certains professeurs trouveront même qu’il s’agit de science-fiction. Il n’en a pas moins choisi un dispositif hybride, au croisement du documentaire et de la fiction. « Le Festival est capable de supporter, et même de très bien réagir, une forte dose de réalité », s’enflamme Thomas Sotinel dans Le Monde, la preuve de la réalité étant, suppose-t-on, la présence de « vrais gens », en l’occurrence un vrai prof (ou presque) et d’authentiques élèves – dont la plupart se sont déclarés bien décidés à ne pas le rester trop longtemps. On connaissait déjà le docu-fiction qui permet à un auteur de donner à une thèse les couleurs de la vérité. Laurent Cantet vient d’inventer le ciné-réalité.
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