Dans Razzia, le réalisateur Nabil Ayouch dresse le portrait multiforme d’un Maroc perdu entre deux époques et deux traditions.
Razzia, le dernier film de Nabil Ayouch, serait, nous dit la critique, le portrait d’un pays, incarné ici par quelques personnages emblématiques de cette mosaïque qu’est la société marocaine : une femme berbère, une épouse aliénée, un juif, une fille de bourgeois francophone, un homosexuel de la médina. On aurait pu craindre l’effet catalogue. Le talent de Nabil Ayouch, transcendant cet écueil potentiel, livre en réalité un film bien plus profond qu’un simple état des lieux.
Une lente (r)évolution
Le plan d’ouverture du film plonge sur l’extérieur, depuis la porte ouverte d’une maison berbère : sorte de camera obscura au sens propre, qui, couplée au cadrage de la porte, stylise et accentue le paysage, dans un geste éminemment cinématographique. Ce qui suit ressemble à une fable édénique, un jeune instituteur berbère et rousseauiste initiant les gamins de l’Atlas marocain à la science, et plus précisément à la géographie, en les emmenant au cœur du paysage. L’atlas par l’Atlas, en quelque sorte.
La géographie implique l’ailleurs spatial, la lente évolution géologique, la sédimentation, les processus souterrains à l’œuvre, une temporalité qui écrase absolument la durée d’une vie humaine. La géographie, parce qu’elle s’incarne très concrètement dans le paysage montagneux de l’Atlas, permet de relativiser, apprend à ses élèves le jeune instituteur : les montagnes n’ont pas toujours été là, et au-delà d’elles, il y a des vallées, des océans, d’autres montagnes, etc.
Pour leur apprendre que le monde lui-même est limité, l’instituteur évoque, dans la salle de classe cette fois, le système solaire. La scène est extrêmement signifiante puisque, après l’arabisation de l’enseignement, le maître est contraint d’expliquer la chose en arabe, langue que les enfants ne comprennent pas. D’un seul coup, comme en témoignent les visages des enfants et du maître, l’ouverture vers l’ailleurs que représentait la leçon de géographie devient fermeture, incompréhension, et désarroi : on ne peut s’approprier ce qui nous est extérieur qu’en partant de soi-même et de ce qui est nôtre, et non d’une quelconque extériorité, imposée qui plus est.
D’une époque l’autre
Au plan d’ouverture en correspondra un autre dans le film, fondé sur le même principe, qui montre un jeune homme de la médina, Hakim : dans sa chambre ouverte sur le toit terrasse, entre dedans et dehors, il rêve à Freddy Mercury et apprend le français. L’ouverture à l’ailleurs est ici possible, parce qu’Hakim, modeste menuisier, de par la vie qu’il mène, est en lien avec la tradition, la tradition musicale.
Montagne/ville, ouverture/fermeture, dedans/dehors, langue imposée/langue choisie, 1982/2015, pauvres/riches, hommes/femmes, voilà les paires d’oppositions qui vont créer le cadre du film, cadre qui ne peut dès lors qu’être parcouru de tensions. La plus évidente en apparence est celle des émeutes, qui peu à peu viennent s’insérer dans le cadre, comme un élément de décor. A cette tension visible, mais peu opérante finalement pour les personnages sur lesquels elle semble glisser, se juxtaposent d’autres tensions, intérieures cette fois. Le bégaiement d’Ilyas, orphelin de père, pour qui chaque parole semble une torture, torture que partageront ensuite tous les gamins de la classe, une fois que l’arabe, langue qu’ils ignorent, sera devenu langue d’enseignement. Tension psycho-linguistique qui s’exprimera alors par une agressivité inédite des enfants entre eux. Tension vécue par Hakim, vraisemblablement homosexuel, qui subit chaque jour le mépris silencieux que lui oppose son père, religieux et hadj. Mise en tension immédiate de la jeune prostituée qui, découvrant que son client est juif, réagit par l’insulte et la fuite. Tension psychotique d’Inès, pauvre petite fille riche, qui doit s’automutiler pour se sentir exister. Ces tensions, individuelles et collectives, résultent d’une rupture culturelle, pour faire vite, du délitement de formes traditionnelles séculaires, qui s’avèrent balayées par une certaine modernité. Le restaurant de Joe, un des derniers juifs de Tanger, paraît certes exempt de ces tensions. Mais c’est pire encore, car s’en dégage, derrière l’apparente gaîté, une nostalgie insupportable et une quasi déréalisation. Monde d’hier, monde où les juifs faisaient partie intégrante de la vie marocaine, monde déjà fantomatique dont on viendrait presque à se demander s’il a un jour existé. Ne serait-il pas, ce monde juif marocain, à l’instar de Casablanca, abondamment cité dans Razzia et dont pas un plan n’a été tourné au Maroc, un fantasme, un mirage, une illusion rétrospective ?
Le Maroc à l’Ouest
La rupture civilisationnelle dont parle Razzia s’inscrit dans un rapport de classes, que peu de gens évoquent en parlant du Maghreb, alors que la question y est centrale et dominante : la culture arabe et arabo-berbère n’a en effet aucun scrupule à faire de la domination brute de décoffrage le ciment même de l’ordre social. Dans Razzia, c’est chez la jeunesse bourgeoise et francophone que se manifeste de façon la plus brutale la déstructuration culturelle induite par la mondialisation et la technologie du temps réel, qui abolit l’espace et la durée propres à la géographie dont parlait l’instituteur rousseauiste à ses petits élèves. Les pauvres en étant encore aux cassettes à bandes, on comprend que l’onde de choc ne les atteint pas immédiatement, même si on sait que ce n’est qu’une question de temps.
Cette jeunesse, l’élite, suit la dégénérescence mondiale à l’œuvre, ignorant les ressources thérapeutiques et sociales qu’offre une tradition vivante, ressources auxquelles les générations précédentes ont encore recours, comme Salima qui va évacuer son mal-être dans des transes. Ces rituels traditionnels permettent ponctuellement de faire se rencontrer riches et pauvres, ethnies et langues différentes, autrement que par le biais social du rapport de force. Yto, la montagnarde tatouée, a tout le respect de Salima, la riche bourgeoise, la cheikha traditionnelle et le traiteur juif sont attendus avec impatience par la famille d’un jeune gommeux qui fête ses 18 ans. Et c’est justement lui qui va être à l’origine de la scène la plus violente du film, humiliant la chanteuse, sommée de se taire et de s’agiter comme une vulgaire pouffiasse sur de la daube techno, elle, la magicienne de la soirée. Le message est clair : la tradition ne doit pas seulement disparaître, elle doit aussi être rabaissée.
Or, la santé sociale et la santé psychique ne peuvent exister que par le biais d’un certain enracinement au sein de sa propre culture, condition préalable à son ouverture à l’autre, à sa richesse et à sa créativité. C’est ce que pressent Inès, complètement livrée à elle-même par une mère quasi toujours hors champ (ce qui fait penser à Elefant, de Gus van Sant), qui fait sa prière et court retrouver sa nounou ou son amie d’enfance, venues du bas peuple : pour ne pas flotter complètement, il lui faut ces points d’appui structurants. C’est ce que vit Hakim, musicien traditionnel et fan de Freddy Mercury. Et c’est ce qu’incarne Yto, qui se tatoue le visage au moment où elle quitte sa montagne à la recherche de l’homme qu’elle aime.
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