Il estimait lui-même à vingt-cinq le nombre de ses lecteurs capables de bien le comprendre…
Qui connait encore Raymond Abellio ? Quasiment personne. Il n’est plus dans l’air du temps. Le fut-il jamais ? Il tira sa révérence en 1986, dans l’indifférence générale. Dans les medias sa mort fit l’objet d’une simple brève. C’est que, devenu Abellio à partir de son premier roman, le Toulousain Georges Soulès, né en 1907, traînait encore les séquelles d’un parcours sinueux.
Un parcours mouvementé
Issu de l’extrême-gauche, responsable, avant-guerre, dès ses années d’étudiant, de la frange extrémiste de la SFIO, ce polytechnicien avait, par la suite, évolué au point de créer, avec Marcel Déat, le Front révolutionnaire national –et de se retrouver responsable du Mouvement social Révolutionnaire soutenu par Vichy. D’où une condamnation par contumace à la Libération. Après des années d’exil en Suisse et, en dépit d’un acquittement, la suspicion tenace des bien-pensants ne cessa pas.
Avec cela, épris d’occultisme, féru d’astrologie. Passionné par la gnose. Toutes activités douteuses aux yeux des gens raisonnables. Mathématicien, philosophe fervent d’Husserl après avoir brièvement flirté avec le surréalisme d’André Breton. En vérité, plus proche de Daumal et du Grand Jeu dont il apparaît comme le continuateur. Proprement inclassable. Marginalisé, de surcroît, par l’incroyable rayonnement de Sartre dont il est en tous points antinomique.
Une œuvre diverse et unique
Son œuvre, elle aussi, a déconcerté la critique. Pour certains, le romancier pétri de dons s’est fourvoyé dans l’essai philosophique et les théories par trop abstraites et même absconses. A les en croire, il n’est pas bon, pour un romancier, d’être trop intelligent. D’autres placent au-dessus de tout le mémorialiste, témoin avisé de son époque. C’est ne pas voir que sous une apparente diversité, les écrits d’Abellio forment un tout indissociable, reposant sur un postulat qui lui est cher entre tous, celui de l’interdépendance universelle.
Comment apprécier, par exemple, le triptyque romanesque que constituent Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts, La Fosse de Babel et Visages immobiles, si l’on ignore La Structure absolue dont il est la mise-en-œuvre ? Comment comprendre des personnages tels que Drameille ou Dupastre, leur ambiguïté foncière, leur activisme, sans les mettre rn relation avec tel ou tel élément biographique de leur auteur révélé par ses Mémoires ?
Il y a, chez Abellio, un va-et-vient constant entre la pensée spéculative et l’œuvre romanesque, l’une étayant et éclairant l’autre. « La vie, écrit-il quelque part, procède toujours par couples d’oppositions. C’est seulement de la place du romancier, centre de la construction, que tout cesse d’être perçu contradictoirement et prend ainsi son sens. »
Cela ne va pas sans surprendre au premier abord. Comment un théoricien de l’Absolu a-t-il pu, dans le même temps où il se consacrait à l’abstraction la plus quintessenciée, élaborer une œuvre romanesque ? Mieux, accorder tant de crédit au genre du roman ?
La réponse se trouve peut-être dans son journal de l’année 1971, intitulé Dans une âme et un corps : « Pourquoi, par quelle concession à ce monde que j’ai quitté, suis-je désireux d’écrire des romans ? C’est que le style n’est déjà plus du monde. Et il y a un énorme mystère dans ce monde qu’il faut bien appeler la face divine du style car s’il n’est déjà plus du monde, il n’est pas encore tout à fait de Dieu. ».
Tel est, pour lui, l’irremplaçable rôle du discours romanesque, sorte de pont jeté, à travers le mystère du style, entre le temporel et l’universel que la pensée pressent sans parvenir à le fixer. Ses romans sont donc profondément enracinés dans l’Histoire – voire, pour le dernier, dans une Histoire anticipée que le développement actuel du terrorisme vient étrangement corroborer – mais ils n’acquièrent tout leur sens que dans une perspective plus vaste.
Non qu’une lecture au premier degré ne permette de leur découvrir des attraits qui les placent déjà à cent coudées au-dessus de la production courante, par la richesse psychologique de héros que l’on retrouve de livre en livre, par le foisonnement de l’intrigue, par cette vision prophétique des événements et de leurs connexions souterraines.
La structure absolue
On comprend par là, et Abellio s’en explique souvent, que le pivot de son œuvre sur quoi repose tout l’édifice, c’est son intuition de ce qu’il nomme la Structure absolue, titre de son essai majeur publié en 1965.
Il ne saurait être question d’en donner ici une définition. Ni même d’en tenter une approche, tant le sujet est ardu. Abellio lui-même estimait à vingt-cinq le nombre de ses lecteurs capables d’en pénétrer les arcanes… Pour s’en tenir aux approximations, disons qu’elle suppose une transfiguration de la conscience et s’apparente à la « raison agissante ou créatrice » de Maître Eckhart. Ou à la « caractéristique universelle » pressentie par Leibniz et que Georges Gusdorf appelle « conscience d’univers ».
La grande affaire de sa vie aura été, en définitive, de vérifier le fonctionnement de sa « structure » dans les domaines les plus divers : dynamique des fonctions sociales et politiques, interprétation des mythes, éthique, esthétique et jusqu’aux rapports érotiques. Les héroïnes de ses romans, qui se partagent en « femmes originelles » et « femmes ultimes », pour reprendre sa propre typologie, illustrent ce dernier point.
Un chercheur infatigable
Il va sans dire que ce qui est important pour lui – et qui le différencie radicalement de l’école structuraliste universitaire – est moins de dégager des relations que de les interpréter en les transformant en relations métaphysiques. En quelque sorte, le savant doit admettre que la connaissance se situe au-delà des mathématiques, que la science doit être « coiffée du chapeau métaphysique ». C’est dans cette perspective qu’il prône, dans La Fin de l’ésotérisme, le renouvellement des disciplines et des doctrines traditionnelles, alchimie et astrologie, assignant à l’Occident un rôle prépondérant, celui d’activer et d’intensifier la connaissance initiatique en la maîtrisant intellectuellement et en la portant ainsi à un autre niveau.
Son Introduction à une théorie des nombres bibliques, publiée en collaboration avec Charles Hirsch, dans laquelle il établit d’étonnantes relations entre le YI-King, la Kabbale hébraïque et le code génétique inscrit dans l’ADN constitue le point culminant de ses recherches.
Mathématicien et philosophe, romancier et métaphysicien, mémorialiste, poète et homme d’action, essayiste, auteur de nombreux articles, préfaces (notamment à Balzac et Dostoïevski dans le Livre de poche), conférencier, Raymond Abellio était notre Pic de Pic de la Mirandole. Je l’ai vu pour la dernière fois en été 1986, quelques semaines avant sa mort. C’était à Vence, où il se reposait après une seconde attaque cardiaque. Visages immobiles était sous presse, il en attendait la sortie imminente avec une impatience candide, tout en annotant Husserl. Je n’oublierai jamais la passion qui l’animait, en dépit du souffle court, de la lassitude physique. Ni son enthousiasme quand il évoquait ses dernières trouvailles sur l’arbre séfirotique, symbole de l’arbre de vie dans la religion juive. Il avait encore beaucoup à dire et à publier, dont le quatrième volume de ses Mémoires. Le titre en était choisi : « D’un endroit écarté ». Nous ne le lirons jamais.
Quelques titres marquants : Vers un Nouveau Prophétisme. Essai sur le rôle politique du sacré et la situation de Lucifer dans le monde moderne. (Gallimard, 1962). NRF, 1950). Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts (ibid., 1950). La Fosse de Babel (Ibid., 1962) La Structure absolue (textes et témoignages inédits). (Question de n° 72, 1988). Manifeste de la nouvelle Gnose (Gallimard, NRF, 1989). La Fin de l’ésotérisme (Presses du Châtelet, 2014). Assomption de l’Europe (Flammarion, 2018).
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