Le quartier qui entourait, depuis le Moyen-Âge, le palais des rois de France a totalement disparu au XIXe siècle, enfoui sous les gravats des démolisseurs successifs. Dans Rayé de la carte, Jonathan Siksou nous raconte avec maestria ce que fut le coeur battant du Vieux Paris. Plus qu’une description, c’est une résurrection.
Il y a dans Rayé de la carte, le livre inclassable de Jonathan Siksou, le charme d’un souffle figé que Virginia Woolf avait déjà saisi avec la description du Grand Gel, dans Orlando, à travers cette scène incroyable de beauté où des témoins voient une paysanne de Norwich « s’effriter, voler en un nuage de poussière par-dessus les toits, sous le choc glacial de la brise, au coin de la rue ». Mais contrairement à l’œuvre de Woolf et à ce qu’annonce la couverture, le livre de Jonathan Siksou n’est pas une fiction littéraire. Dans ces pages, c’est le cœur battant de Paris qui vole en un nuage de poussière, lui-même dissipé depuis fort longtemps. Le vieux quartier du Louvre, dont aucune trace matérielle n’a survécu jusqu’au nous, si ce n’est une partie du dallage du chevet de la chapelle Saint-Nicaise de l’hôpital des Quinze-Vingts enfoui dans le sous-sol du tabac À la Civette, face à la Comédie-Française. Et ce, alors même que la capitale a été épargnée par les incendies ravageurs, les tremblements de terre ou les bombardements. En 150 pages, le jeune auteur reconstruit ce lieu avec la minutie d’un horloger suisse, pour livrer un récit érudit, savoureux, rédigé dans un style admirable, que la récente production littéraire nous aurait presque fait oublier. Un cocktail qui a effrayé plusieurs éditeurs, avant d’être accepté par les Éditions du Cerf et, on espère, de rencontrer un succès mérité auprès des lecteurs.
La grotte du jardin des Tuileries
« On abat toujours pour rebâtir en mieux, en moderne et pour l’avenir, sans savoir si cela tiendra jusque-là », note l’auteur à propos des moult transformations qui ont affecté cette portion de la capitale au cours des siècles. Moyennant quoi, on ne peut fixer une date précise au début de la disparition du vieux quartier du Louvre. On pourrait se référer au projet initié par Henri IV de relier le palais du Louvre à celui des Tuileries, sauf qu’il aboutit seulement plusieurs siècles plus tard. Le plan de Paris réalisé par Quesnel en 1609, et dont l’auteur nous détaille l’aspect, recense des pâtés de maisons et d’hôtels de largeurs disparates, des alignements de jardins, le moulin de la butte Saint-Roch, situé à proximité de l’actuelle église, enfin, sinon d’abord, l’enceinte de Charles V qui reléguait de facto le palais des Tuileries au-delà de Paris. À l’époque existait déjà – encore, a-t-on envie de dire puisqu’elle a disparu depuis – une curiosité architecturale installée à la demande de Catherine de Médicis pour satisfaire à la mode venue d’Italie d’orner les jardins de grottes artificielles. Celle du jardin des Tuileries a été réalisée de la main d’un visionnaire inspiré, Bernard Palissy : « Aidé de ses fils, il va mouler pendant des années quantité de coraux, de feuillages et de mousses, de fruits, de reptiles et de batraciens, gros crapauds et petites grenouilles, même un phoque. Le génial émailleur, qui continue de donner des conférences sur des sujets aussi variés que l’arc-en-ciel ou l’or potable, se mue en alchimiste. » Huguenot, il a su conquérir le cœur de la reine avec sa création, puisqu’elle l’a sauvé d’une mort certaine pendant la nuit de la Saint-Barthélemy. La grotte, quant à elle, a fait place aux allées dessinées par Le Nôtre.
Il y a comme un sentiment de malaise, qui envahit le lecteur au fil des pages, tant les goûts des différentes périodes historiques, les querelles de voisinage, les inventions des plus insensées ou des plus grandioses, pour ne retenir que le Grand Carrousel organisé par Louis XIV en juin 1662, avec ses cheveux embijoutés, ses princes emplumés et ses sauvages dociles, renvoient à l’insoutenable fragilité de toute chose et de tout être. « L’enfouissement contemporain est l’enterrement de son propre vivant » lit-on, soudain honteux d’avoir manqué de curiosité pour imaginer ce que pouvait être le jardin des Tuileries avant d’être la destination de nos promenades dominicales et autres fêtes foraines. Nous ne sommes toutefois ni les seuls ni les premiers coupables d’une telle négligence. L’absence du moindre vestige le prouve. Et c’est sans doute ce qui explique le plaisir que nous avons à lire les noms des habitations et des rues, inventoriés par un fin connaisseur du vieux quartier, topographe et archéologue du xixe siècle, Adolphe Berty : la maison des Trois Morts et des Trois Vifs, la maison du Sauvage, la maison du Pont Soleil et de l’Ami du cœur, les hôtels de Pontchartrain et de Laval de Vignolles, les rues du Rempart et du Coq, du Compas, des Orties et du Doyenné. Importante, cette dernière, car c’est ici que Gérard de Nerval a trouvé un logement, vers 1834, attiré par le loyer modeste et l’adresse élégante, en adéquation avec l’apparat terni du vieux Louvre. Aussitôt les visites régulières de Gautier, de Dumas, de Delacroix, et de belles femmes, ont transformé le lieu en « campement de bohèmes pittoresques et littéraires », selon Gautier lui-même. Toutefois, exténué par la succession de nuits blanches, le propriétaire a mis Nerval à la porte au bout de deux ans. L’auteur des Chimères s’en est consolé en louant un appartement situé à proximité, rue Saint-Thomas-du-Louvre, histoire de rappeler au grossier formaliste que, de tradition, cette partie de Paris appartenait aussi aux artistes et autres amoureux des lettres. Or, dans la même rue se trouvait autrefois l’hôtel de Rambouillet, qui avait accueilli entre 1608 et 1665 un des salons littéraires des plus connus, celui de Catherine de Vivonne. Certes moqué par Molière, il a néanmoins grandement contribué au fleurissement de la vie littéraire française. Le duc d’Orléans l’a transformé en écuries en 1778, puis il devint, peu de temps avant qu’on le rase, le théâtre du vaudeville. « Ironie tragicomique qu’aurait peut-être su apprécier la marquise qui était d’humeur à se divertir de tout », remarque très à propos l’auteur.
Un « bazar magnifique »
Le plus grand accomplissement de Jonathan Siksou est en effet d’avoir ressuscité, à partir de très nombreuses sources, les éclats de ce qu’a pu être le quotidien des habitants de ce quartier à travers les siècles. Il y a, à cet exemple, l’écho savoureux de la préoccupation de Napoléon qui, tantôt cherchait à se débarrasser purement et simplement des artisans et des peintres logés au Louvre, tantôt voulait les ménager. La citation de la lettre de l’Empereur adressée à Lebrun en 1805 en donne la mesure : « Je désire que vous fassiez venir les artistes logés au Louvre et que vous leur disiez que mon intention n’est pas de leur faire tort, mais que je suis inflexible sur ce principe, que je ne veux au Louvre ni cheminée ni poêle. » La description des alentours du Palais royal datée de 1824 nous aide à ressentir l’atmosphère de ce « bazar magnifique », où « tous les sens sont émus, toutes les passions sont excitées, l’enivrement de plaisir est universel dans cette enceinte, devenue le rendez-vous des étrangers qui affluent à Paris, le centre du commerce et de l’agiotage, le point de réunion des fripons et des escrocs, le séjour du désœuvrement et de la frivolité ». Et voilà que la magie opère, de manière presque inquiétante. Parce que s’il est vrai que le vieux quartier du Louvre a disparu, il n’en est pas de même en ce qui concerne le climat de ce lieu au cœur de Paris. Entre l’hôtel Costes et la boutique Colette – dont l’annonce de la fermeture a ému les fanatiques de la mode à travers le monde –, entre les salles de la Comédie-Française et celles du Café Marly, entre les galeries d’art et les boîtes de nuit ultra sélectes, les curieux y croisent toujours le beau monde, les commerçants continuent à y faire de bonnes affaires sur le dos de touristes au goût incertain, et les rats de courir aux pieds des sculptures de Rodin ou d’Henry Moore.
Rayé de la carte - Sur les traces du Louvre oublié
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