Souvent, en plein été, je pense à ce qu’aurait fait Ray, à ce qu’aurait dit Ray, à ce qu’aurait bu Ray dans une situation délicate, par exemple, une canicule ou des troubles parlementaires, une crise énergétique ou des JO à la future note salée…
Le créateur de Ray Banana, Ted Benoit, est mort en 2016. Reverrons-nous, un jour, son héros asocial dans un album dessiné ? Je veux y croire même si la patte cinématographique de ce disciple d’Edgar P. Jacobs et d’Hergé semble indissociable du caractère ombrageux de Ray. Banana a disparu non pas dans une Ford Falcon comme le chantait Jean-Pierre Mader, mais dans « une Chevrolet Bel Air 53 jaune canari dotée du moteur Blue Flame à haute compression et du Power-glide ». C’était un garçon compliqué, au patronyme chantant, j’en conviens ; énigmatique, soupe au lait sur les bords, sans passé, sans avenir, oscillant dans un décor fifties aux allures de futur antérieur. Insaisissable, donc précieux. Fugace, donc propice à faire turbiner notre imaginaire. Incohérent chronologiquement, donc brouillant toutes les cartes d’une histoire linéaire et besogneuse.
Un personnage dangereux ou désabusé ?
Il y a bien longtemps, ses fines moustaches à la Clark Gable me sont apparues sur des planches en couleurs qui éclataient d’une fausse nostalgie et d’une gymnastique temporelle, un brin confuse et finalement très addictive. La ligne claire a toujours été plus à même de décrire les univers parallèles et les mondes enfouis que les traits brumeux et brouillons. Sous un aspect cliniquement épuré, cette infra-langue policée permet d’aller plus loin dans la psychologie des personnages et leurs errements intérieurs. Ce cadre stylistique contenu est l’allié du débord narratif.
À cette époque-là, le seul moustachu que je connaissais était Jean Rochefort dans le film de 1987 signé Dominique Chaussois où il conduisait une berline Volvo 240 et s’embrouillait avec Grace de Capitani. Ray Banana est l’homme venu de nulle part. D’aucun clan, d’aucune coterie. Il surgit avec sa panoplie un peu trop voyante comme un électron libre, sans but et sans foi, traînant sa fatigue morale et abusant de boissons fortes. Ray n’est pas un modèle de sobriété. Il n’aspire à aucune reconnaissance populaire. Il ne brigue aucun mandat. Il ne professe rien. Il n’a même pas de métier clairement défini. Il est sans statut. Quant à ses revenus, le mystère plane. Est-il dangereux ou désabusé, brutal ou distant, inconsistant ou triste ? Difficile de se faire une opinion après avoir lu « Berceuse électrique » (1982) ou « Cité Lumière » (1986), Ray Banana pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses à ses lecteurs.
Une impénétrable solitude
Il a anticipé, avec quarante années d’avance, les contours d’une solitude fermée à double tour. Hermétique et impénétrable. Ça nous change d’une transparence malsaine et inquisitrice. Son look de crooner latino-américain aux manières mafieuses m’a cueilli dans le nord Berry, à l’âge de la série « Happy Days ». Fonzie était notre juge de paix préféré, notre Marcantoni télévisuel. Plus au sud de ma province, du côté de Châteauroux, l’American Dream avec sa quincaille miroitante et ses surplus de l’US Air Force était mieux ancré dans les esprits ruraux. Personne ne s’étonnait de croiser une Ford Thunderbird dans les rues de Déols, à l’heure de l’apéro. Je suis trop jeune pour avoir vu naître Ray dans les pages de L’Echo des Savanes en 1977. Je me souviens seulement de la couverture du magazine (À suivre) de décembre 1984 où il levait une coupe de champagne dans un cabaret montmartrois.
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Comment le définir ? Physiquement, le gominé du 9e art porte invariablement des lunettes noires sur le visage, au petit-déjeuner ou dans une rue interlope de Metropolis, avenue Junot ou dans le désert du Mojave. Est-il californien ou titi parisien ? On ne le saura jamais. Je vous l’ai dit, c’est un garçon discret malgré ses apparences tapageuses. D’accord, il boit trop et il a le coup de poing vengeur comme tous les privés de la série noire. Il est sourcilleux et entretient des rapports pour le moins frictionnels avec la gent féminine, l’ordre et la réalité. Il y a bien cette Thelma Ritter gérante du Ludlow Café. Il l’a rencontrée, un jour de panne sèche. Elle fait désormais office de gouvernante à son domicile. Comment une actrice vue chez Hitchcock peut-elle avoir troqué l’habit de star de cinéma pour la blouse de femme de ménage ? Pas évident de démêler le vrai du faux, le présent du futur, Ray est un embrouilleur né et il me manque terriblement.