C’est un projet qui divise les habitants de Saint-Pétersbourg, l’ancienne capitale impériale des Romanov.
Yevgeny Korolev, actuel chef de l’atelier de sculpture « Artproekt » de Moscou, a récemment proposé que soit érigée une statue de Grigori Efimovitch Raspoutine près du Palais Yossoupov. Pour l’artiste, connu pour ses œuvres gigantesques ayant pour thèmes des illustres personnages de l’histoire russe, cette figure indissociable du règne de Nicolas II mérite d’être réhabilitée, loin de sa légende noire. Pour le sculpteur, le « starets » (ou maître spirituel) a été « un homme simple issu du peuple et qui a agi dans l’intérêt de celui-ci ».
« Toutes les allégations qui visent Raspoutine ne sont pas confirmées par de vrais documents, alors sur quoi se base l’accusation que l’on profère contre cet homme ? L’un des historiens, avec qui j’ai parlé, a écrit huit volumes dans lesquels il démystifie toutes ces légendes qui l’entourent ». Pour Yevgeny Korolev, artiste renommé et auteur d’œuvres patriotiques qui ne sont pas sans rappeler celles érigées durant l’Union Soviétique (URSS), il est temps de rendre justice à un homme qui a été la victime d’un complot et sur lequel planait une aura de sainteté. Mais pour beaucoup de Russes, Grigori Efimovitch Raspoutine reste le responsable de tous les maux de l’empire et a contribué à jeter le discrédit sur l’institution monarchique. Moine-guérisseur et pèlerin itinérant, ce moujik à la longue barbe noire et aux yeux hypnotiques fait irruption à la cour impériale en 1907. En réussissant à apaiser les crises d’hémophilie de l’héritier au trône, Raspoutine va devenir progressivement indispensable au couple impérial sur lequel il va exercer un ascendant de plus en plus important, faisant naître toutes sortes de rumeurs autour de cette relation privilégiée. Parmi lesquelles des soirées de débauche où il prêche la rédemption de l’âme par le pêché. Le « starets » est surveillé et les rapports accablants se multiplient sur le bureau du Tsar Nicolas II. Il parle sans cesse de paix quand le gouvernement réclame tout le temps la guerre. Une cabale montée de toutes pièces par le Premier ministre Piotr Stolypine permet son éloignement de la cour 4 ans plus tard. Mais lorsque, dans une séance de transe, il prédit l’assassinat de ce dernier, événement qui se produit le 5 septembre 1911, son retour à Tsarskoie Selo est aussi fulgurant que son départ l’a été.
Le bruit des canons se fait entendre dans toute l’Europe. « Je mourrai dans des souffrances atroces. Après ma mort, mon corps n’aura point de repos. Puis tu perdras ta couronne. Toi et ton fils vous serez massacrés ainsi que toute la famille. Après, le déluge terrible passera sur la Russie. Et elle tombera entre les mains du Diable. » prévient Raspoutine lors d’une discussion avec la Tsarine Alexandra au comble de l’épouvante. Le moine tente de retenir Nicolas II de s’engager dans une guerre qui lui sera préjudiciable mais le souverain suit finalement les avis de son état-major. Le début de la fin pour les Romanov, une dynastie tricentenaire où peu de souverain(e)s sont mort(e)s sur leur trône. Nicolas II multiplie les erreurs de jugements, son épouse s’enferme dans un mysticisme effréné et Raspoutine n’hésite pas à prodiguer des conseils politiques au couple qui perd pied. Dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916, Raspoutine qui est l’invité du prince Félix Youssoupov et de la grande-duchesse Irina, nièce du Tsar, est la victime d’une conjuration. Tous les ingrédients du complot sont réunis dans le palais de la Moika, frappé par la neige. Empoisonné au cyanure de potassium, Raspoutine résiste. Décision est prise de l’achever au révolver alors qu’il est sous l’effet de l’alcool. Il s’effondre sur le sol, reste allongé sans pouls et soudainement se relève d’un coup, sous les cris de frayeur des comploteurs.. Il s’enfuit et les différents conjurés lui courent après, lui tirent de nouveau dans le dos. Il tombe enfin dans la neige auréolée de son sang. On retrouvera son corps flottant au matin dans la Neva. L’empire ne va pas tarder à s’effondrer trois mois après, et un matin de juillet 1918, dans la cave d’une maison à Ekaterinbourg, la famille impériale sera exécutée par les bolchéviques. La prophétie du « starets » s’est réalisée.
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« Les historiens collectent de plus en plus de faits nouveaux à son sujet, écrivent des articles, organisent des conférences consacrées au « moine Raspoutine ». Dans la littérature, l’art, dans la vie publique, sa mémoire continue de perdurer » affirme Yevgeny Korolev. « Saint-Pétersbourg, la ville qui a véritablement produit Raspoutine à la fois en tant que personnalité influente et phénomène médiatique que l’on a diabolisé, a toutes les raisons de lui offrir un monument » explique l’artiste. Mais pour MBKh Media, Raspoutine « n’est pas un sujet pertinent pour tout le monde (et) seuls 10% des habitants de Saint-Pétersbourg soutiennent ce projet ». « C’est un groupe qui tente de préserver la mémoire d’une personne pas moins importante que ne l’a été Lénine » explique son directeur d’information et qui rappelle qu’une pétition en ligne a recueilli pas moins de 9000 signatures. Anton Vuyma considère d’ailleurs qu’il est « important de blanchir la personnalité de Raspoutine, car il menait un mode de vie pieux ».
Ce monument, aux contours encore indéfinis (on évoque un Raspoutine tenant le Tsarévitch Alexis dans ses bras) ne fait pas plus l’unanimité au palais Youssoupov, classé au patrimoine culturel de la Russie. Pour un certain nombre d’employés qui travaillent dans ce lieu symbolique, qui citent la chanson du groupe Boney M avec ironie, le moine n’a pas bonne presse. Ils le décrivent comme un « charlatan » et se disent loin de se reconnaître dans un tel projet qui devra être approuvé par un comité consultatif. Si Yevgeny Korolev comprend que Raspoutine engendre les polémiques, il reste convaincu que dans 6 mois ou un an, Saint-Pétersbourg se dotera d’une statue à l’image de Raspoutine. Un monument qui sera loin d’être le seul si le projet aboutit. Tioumen, capitale de l’oblast du même nom, a inauguré il y a quelques années une statue du « starets », ultime hommage de la Sibérie à un enfant du pays dont l’âme reste indissociable de l’histoire des derniers Romanov.
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