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Raphaël Enthoven: « Twitter se présente comme le porte-voix des ignorés des ‘médias officiels' »

Entretien avec le gentleman twitter


Raphaël Enthoven: « Twitter se présente comme le porte-voix des ignorés des ‘médias officiels' »
Raphaël Enthoven, janvier 2018. ®Hannah Assouline

Accro à Twitter, le philosophe devenu journaliste par hasard fait fi des invectives, procès d’intention et autres attaques en meute pour tâcher d’y philosopher. Quand la dialectique casse des briques. Entretien avec Raphaël Enthoven, le gentleman twitter.


Causeur. Critique féroce de Twitter, vous utilisez quotidiennement ce réseau social. Comment justifiez-vous cette contradiction ? 

Raphaël Enthoven. À raison de deux heures par jour, j’y passe un temps fou. Mais c’est du temps gagné. Twitter donne accès à l’ensemble des passions, des opinions, et surtout des préjugés en présence. L’anonymat libère l’insulte et offre à la loupe de l’éthologue des spécimens parfaits. L’enjeu de mon travail est de repérer la mauvaise foi et d’y remplacer l’invective par l’argumentation. Sur Twitter, je suis un poisson-pêcheur. J’en fais partie, tout en y prélevant ce qui m’intéresse. Et la chasse est toujours excellente. De ma fausse terrasse, j’observe, comme à l’opéra, des discours antagonistes produire des comportements identiques. C’est un régal pour les yeux et l’esprit. Twitter est un concentré d’agora.

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« Un concentré d’agora » ?! Vous énoncez là le malentendu consubstantiel aux réseaux sociaux : la confusion entre la foule et le peuple…

Cette confusion entre la plèbe et le peuple remonte au XIXe siècle, lorsque Marx disait du prolétariat qu’en raison de ses souffrances, il était fondé à incarner « l’humanité tout entière ». Or, Twitter se présente comme le médium de la plèbe, c’est-à-dire le porte-voix de ceux qui se vivent comme les exclus de la fête médiatique, les ignorés des « médias officiels ». En tweetant, je me suis confronté d’assez près à des opinions qui, à tort ou à raison, pensent d’elles-mêmes qu’elles n’ont pas droit de cité. En cela, il s’agit, aussi, d’un concentré d’agora.

Mon ennemi n’est que la foule. […] Pris singulièrement, chaque individu qui la compose est aussi intelligent qu’un homme peut l’être.

Certes, mais comment voulez-vous introduire de la nuance auprès d’ennemis de la nuance ?

Mon ennemie n’est que la foule. D’où la nuance est bannie, et où chacun abjure sa singularité au profit d’un slogan. Mais pris singulièrement, chaque individu qui compose la foule est aussi intelligent qu’un homme peut l’être. Or, en répondant posément à l’homme des slogans, on arrive parfois à produire le miracle d’un vrai débat, avec de vraies distinctions, des amalgames qu’on récuse et des échanges d’arguments. Mon amie Marylin Maeso (qui enseigne la philosophie) excelle à transformer des disputes en discussions. Son fil Twitter est une machinerie socratique d’où j’ai vu, parfois, des porcs ressortir en galants hommes, des gauchistes devenir hamoniens, et des gens de droite s’intéresser à Merleau-Ponty ! Une merveille…

Le plus souvent, les twittos tuent le débat. Vous fustigez d’ailleurs le « Parti unanime » de Twitter dont les membres ont en commun le refus du pluralisme…

Ce n’est pas le pluralisme qui gêne le « Parti unanime ». C’est la nuance. Le Parti unanime n’est pas le parti d’une opinion en particulier, mais c’est l’ensemble des gens dont l’unique mode de discussion consiste à disqualifier l’opinion qui leur déplaît. L’idée de « Parti unanime » (qui n’est, en fait, qu’un synonyme de ce que Tocqueville appelait « tyrannie de la majorité ») m’est venue le jour où, parce que j’attirais l’attention sur les risques du #balancetonporc, Julien Salingue – l’animateur de cette gentille Pravda égarée dans un monde pluraliste, qui s’appelle Acrimed – a essayé de démontrer, en falsifiant un article écrit en 2011, que j’étais moi-même « raciste et misogyne »… Le crachat était gluant, j’ai mis du temps à m’en nettoyer, mais je dois au morveux d’avoir, à cette occasion, formalisé une intuition précieuse. Car en fait, le Parti unanime est omniprésent. Pour y prendre sa carte, il suffit de discuter à coups de procès d’intention. Moi-même, il m’est arrivé d’y céder.

Cet autisme généralisé pose-t-il un problème démocratique ?

En tout cas, c’est un problème tout à fait spécifique à la démocratie, où chacun prise le débat, mais où, comme Deleuze le remarquait déjà dans Pourparlers, les « débats » ne sont que la juxtaposition péremptoire d’opinions qui se regardent en chiens de faïence, et dont l’enjeu est uniquement de savoir si on a bien disposé du même temps de parole que son ennemi.

Sur Twitter, jusqu’à récemment, une opinion devait tenir en 140 signes. Cette contrainte de forme réduit-elle la pensée ?

La règle des 140 signes était terrible. Elle condamnait à une orthographe lamentable, avec des mots abrégés, illisibles… C’était de l’écriture exclusive ! Un cauchemar. De ce point de vue, le récent passage à 280 signes est intéressant. 280 signes laissent la place au paradoxe. En 280 signes, on peut faire tenir une contradiction, c’est-à-dire obliger les gens à réfléchir.

Ce qui est sale, c’est de porter des gants.

Y êtes-vous récemment parvenu ?

Quand j’observe que les partisans du burkini ne défendent pas, malgré la liberté qu’ils invoquent, le port du string dans les rues de Riyad, il m’arrive de recevoir, au milieu des crachats, la main tendue d’un adversaire qui comprend que mon seul but est de (vraiment) discuter avec lui. Quand j’explique qu’on peut être musulman sans croire en Dieu (car l’islam est un monde, plus encore qu’une religion, et qu’il a, lui aussi, ses tartuffes), au milieu des anathèmes, j’entends des voix sincères qui s’efforcent de comprendre un raisonnement nouveau pour elles. Quand je fais valoir que #balancetonporc comporte aussi un risque de délation, c’est Sandra Muller en personne, à l’origine du mot-clef, qui (à rebours des unanimistes acharnés à démontrer ma rage de mâle blanc) fait valoir qu’on n’a jamais tort d’introduire une nuance dans le débat… Autant de victoires, inutiles mais réjouissantes.

Mais le contact de rageux dégradants est dégradant !

Ce qui est dégradant, c’est de refuser le contact. Ce qui est sale, c’est de porter des gants. En ce qui me concerne, j’y vais, loyalement, mais sans pitié. Je n’en retire aucune fierté. Les rageux ne m’impressionnent pas du tout. Twitter, pour moi, n’est pas une question de courage, mais une question de patience. En tout rageux sommeille un type intéressant. C’est à lui que je m’adresse.

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Il y a une chose que nous sommes en train de perdre à cause des réseaux sociaux, qui sont le royaume du premier degré, c’est l’humour. Peut-on rire au temps de Twitter ?

Twitter n’est pas l’ennemi de l’humour. On y trouve des choses hilarantes. L’ennemi de l’humour aujourd’hui n’est pas non plus l’Église, que des décennies de sarcasmes ont remise à sa place. L’ennemi de l’humour, à l’ère des revendications communautaires, ce sont ces nouveaux censeurs qui tiennent l’humour pour un outil de domination. « À qui profite l’humour ? » se demandent-ils. Et de répondre : aux dominants, qui brandissent la « liberté d’expression » pour écraser les « racisés ». Autrement dit : oui à l’humour, sous réserve de ne rire ni des Noirs, ni des Arabes, ni des gros, ni des nains, ni des femmes, ni des juifs, ni des pauvres, ni des laids, vous pouvez tout écrire (« sous l’inspection de deux ou trois censeurs », ajouterait Figaro).  Ces censeurs-là descendent en ligne directe des nationalistes avinés qui demandaient aux écrivains d’écrire, pendant la guerre, de grands romans patriotiques. L’un comme l’autre voudraient soumettre l’art (comme l’histoire, d’ailleurs) à l’idée qu’ils se font du Bien. S’ils étaient au pouvoir, il y aurait un art officiel.

Si les esprits obtus fleurissent sur Twitter, y avez-vous également rencontré beaucoup de zigs dans votre genre ?

Bien sûr. Si la plupart des gens combattent pour la victoire de leurs opinions, nous sommes quelques-uns, précis, motivés et parfois influents, à combattre pour le droit universel d’en avoir une. Même, et surtout, quand elle nous déplaît.

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Février 2018 - #54

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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