Mis en cause par notre contributrice Anne-Sophie Chazaud pour avoir pointé la supposée laïcité à géométrie variable de la députée LR Valérie Boyer, Raphaël Enthoven répond. Peut-on arborer une petite croix et défendre sincèrement la laïcité ? Quelle est la place du catholicisme en France ? Tous les signes religieux se valent-ils ? L’essayiste met les points sur les i.
Daoud Boughezala. Le 15 juin, vous avez twitté : « Quelle pire avocate de la laïcité qu’une députée furieuse que les mamans accompagnatrices portent le voile, mais qui arbore elle-même une croix bien visible ? » à l’adresse de la députée LR Valérie Boyer. Comme le député LREM Aurélien Taché qui compare hijab et serre-tête, renvoyez-vous dos à dos voile islamique et pendentif en forme de croix ?
Quelle pire avocate de la laïcité qu’une députée furieuse que les mamans accompagnatrices portent le voile, mais qui arbore elle-même une croix bien visible ?
Quelle meilleure façon de donner le sentiment que « laïcité » est l’alibi d’une guerre de religions ? Grotesque droite 🙃 https://t.co/DFStuybG6e— Raphaël Enthoven (@Enthoven_R) 15 juin 2019
Raphaël Enthoven. Je suis en contradiction totale avec (à peu près) toutes les déclarations d’Aurélien Taché sur la laïcité, à commencer par la comparaison saugrenue (qu’il a regrettée ensuite) du voile et du serre-tête. En privilégiant la liberté de croire sur la liberté tout court (et donc le droit de voiler les fillettes sur leur propre liberté de conscience), Taché s’est fait coincer comme un débutant par Zineb El Rhazoui, qui l’a mis face à des contradictions objectives.
Mais si vous me le permettez, le vrai sujet dans cette histoire n’est pas mon opinion (banalement républicaine) ; le vrai sujet, c’est l’opinion que mes adversaires, comme un seul homme, m’ont attribuée à la seconde où j’ai eu l’heur de leur déplaire : « islamo-gauchiste », « relativiste », « bobo bien-pensant » etc. Pour quelqu’un qui se fait quotidiennement traiter d’ « islamophobe fasciste », de « chien de garde des dominants » ou de « raciste blanc » par les Indigènes de la République, un changement d’étiquettes, c’est presque les vacances !
Je pointais l’idiotie qu’il y a à défendre la laïcité tout en exhibant sa croix
J’ai dit, redit et répété avec une patience de vicaire qu’à aucun moment, je ne mettais la croix (ou la kippa) et le voile sur le même plan, car 1) le voile est réservé aux femmes 2) il est présenté par celles qui le portent et par ceux qui en vantent les bienfaits comme un devoir envers le Tout-Puissant, et 3) ce qu’il symbolise est (à mes yeux) misogyne et patriarcal. Ceux qui le présentent comme l’exact symétrique de la kippa au prétexte que celle-ci est, quant à elle, réservée aux hommes, oublient un peu vite (et tout à fait à dessein) que les femmes n’ont jamais eu un statut égal à celui des hommes dans les trois religions monothéistes, et que, de ce point de vue, les obligations spécifiques qui leurs incombent sont marquées d’un sceau sexiste (la femme doit être modeste, pudique, dévouée à son époux, etc.).
Mon propos, en la circonstance, n’était pas d’attaquer le christianisme (ce que je fais parfois), mais de pointer l’idiotie qu’il y a à défendre la laïcité tout en exhibant sa croix, car un tel geste donne le sentiment que, sous prétexte de laïcité, c’est une certaine culture (chrétienne) qu’on protège. Et à ceux qui m’opposent que porter une croix, ce n’est pas l’exhiber – puisque ce signe n’est pas jugé ostentatoire du point de vue de la loi de 2004 – j’ai simplement rappelé que dans le cas de Valérie Boyer, son port s’accompagnait systématiquement d’un discours alarmiste sur les « racines chrétiennes de la France », qui laisse clairement transparaître une volonté d’affirmation publique et militante de son identité chrétienne. Or, c’est l’unique argument des indigènes de la République qui voient dans la laïcité républicaine le cache-sexe de la vieille France, sinon du racisme (voire du classisme). Et à lire les réponses que j’ai reçues, je me demande si, en ce qui concerne les reliques de la droite de ce pays, les indigènes n’ont pas raison. Ainsi mes objurgations n’ont-elles pas empêché votre contributrice Anne-Sophie Chazaud de s’adonner à un vulgaire sophisme du déshonneur par association en m’affiliant à Hani Ramadan (sérieusement), de citer partiellement mes propos sur le Notre-Père (ce qui n’a aucun rapport), et de croire, elle aussi, m’apprendre quelque chose en étant la 458ème à m’expliquer qu’on ne peut pas comparer le voile et la croix. Pourquoi privilégier ce que je pense, sur ce qu’on voudrait que je pense ? Pourquoi discuter, en somme, quand on peut étiqueter quelqu’un, ou pratiquer le déshonneur par association ? « Il ne s’agit pas de ce que je suis », disait Camus, « mais de ce que, selon la doctrine ou la tactique, il faut que je sois ».
Je vois dans les déclarations faussement laïcardes de Valérie Boyer l’offensive d’un christianisme assiégé.
Certes laïque, la fille aînée de l’Eglise ne doit-elle pas reconnaître une forme de droit d’aînesse culturelle au catholicisme ?
« Droit d’aînesse culturelle » ? Que voulez-vous dire ? Cette manière de déplacer un débat présenté par Valérie Boyer comme relevant de la laïcité sur le terrain de la concurrence des religions est la preuve qu’en vérité, il n’a jamais été question de laïcité ici, et que cette dernière sert d’alibi à un agenda idéologique qui en est la négation. Or, sans offense, en me posant cette question, je trouve que vous donnez raison à ceux qui, comme moi, voient dans les déclarations faussement laïcardes de Valérie Boyer l’offensive d’un christianisme assiégé. De quoi parlons-nous, ici ? De laïcité, ou de religions ? De République ou de folklore ? Ce n’est pas clair chez les partisans de Valérie Boyer qui, tous, ont commencé par me reprocher une analogie imaginaire voile-croix avant, pour finir, de prendre la défense du catholicisme. Quel rapport ? Une chose est de dire que la France est la fille aînée de l’Eglise – ce que personne ne conteste. Tout autre est de réduire la laïcité à la francité, ou pire : d’indexer son combat sur la défense de nos traditions catholiques. Ce sujet-là n’est absolument pas clair à droite, et témoigne de sa profonde méconnaissance de l’essence même de la laïcité : la laïcité n’est pas une identité comme l’est le catholicisme, mais un principe politique qui instaure un nouveau rapport (distancié) entre l’État et les religions. Est-ce la France qu’ils défendent, ou la République ? Est-ce la tradition, ou la laïcité ? Est-ce le catholicisme, ou la liberté de conscience ? M’est avis, au terme de cette polémique, qu’en somme la droite française n’est laïque que par hasard. Accidentellement. Par peur de l’islam (ou de l’islamisme). Elle ne l’est pas, donc. Son but n’est pas l’égalité, mais la prévalence d’une tradition sur une autre. Cette convergence d’intérêt entre l’idéal républicain (qui interdit TOUS les signes religieux à l’école) et la droite étroite (qui préfère la croix au voile et appelle ça « laïcité ») ne doit pas tromper les premiers. La droite n’est pas l’alliée de la laïcité. Juste l’ennemie d’une partie de ses ennemis.
Le voile, comme signe religieux, n’a pas sa place dans les sorties scolaires.
Ce jugement manque sans doute de complexité, mais passons. La société française étant aujourd’hui plurireligieuse, voire multiculturelle, cette diversité vous fait-elle accepter le port du voile par les parents accompagnateurs lors des sorties scolaires ?
Non. Les mamans accompagnatrices ont une mission qui leur est délivrée par l’école. Le voile, comme signe religieux, n’a pas sa place dans les sorties scolaires. Bref, malgré les arrière-pensées qui ont peut-être nourri sa rédaction, j’étais et je reste favorable à l’amendement déposé par LR sur les mamans accompagnatrices. Pour autant, j’entends les arguments de ceux qui soulignent qu’un tel amendement aurait des conséquences terribles sur les mamans elles-mêmes, privées d’accompagner leurs enfants, ou sur la perception de la loi républicaine par une communauté qui, à tort ou à raison, se sent stigmatisée. Que faire ? Ethique de conviction (la République, toute la République et rien qu’elle) ou éthique de responsabilité (sachons nous accommoder, au risque de laisser une religion prosélyte mettre un pied dans l’école…) ? En fait, je ne sais pas.
En deux siècles et demi, les catholiques ont tout perdu : le pouvoir, l’influence, l’argent et le monopole des consciences.
Beaucoup de nos lecteurs choisiraient sans hésiter l’éthique de conviction. Pour citer Max Weber, notre France socialement, culturellement et politiquement fragmentée connaît un véritable « polythéisme des valeurs ». Dans ce contexte de concurrence inter-religieuse, craignez-vous l’émergence d’un communautarisme catholique en réaction à la montée de l’islamisme ?
Je ne la crains pas. Je la constate. Et, pour un mécréant comme moi, c’est un spectacle fascinant. A force de maquiller la défense de leur culte en sauvegarde d’une laïcité mise à mal par un islam conquérant, les cathos sont en train, par involution, de devenir les nouveaux indigènes de la république. D’ailleurs, j’attends (comme l’apocalypse) le jour où la cathophobie sera elle aussi présentée comme un racisme par ses victimes… Mais en même temps, il faut se mettre à la place des catholiques. En deux siècles et demi, ils ont tout perdu : le pouvoir, l’influence, l’argent et le monopole des consciences. Le catholicisme français, c’est la mer d’Aral. Après avoir dû accepter, au moment du mariage pour tous, que son discours cessât d’être normatif, le catholicisme doit désormais consentir à être minoritaire. Suprême couleuvre ! Il y a de quoi devenir dogmatique.
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