En France, on ne lit pas Ramuz parce qu’on a Jean Giono. C’est injuste mais c’est comme ça: Giono est français, Ramuz est suisse. On a toujours tort, malgré tout, de se priver d’un grand écrivain. On objectera que Ramuz est depuis 2005 édité en Pléiade en deux volumes. C’est parce que les autorités helvètes ont mis la main à la poche et, de toute manière, la Pléiade n’est pas forcément la garantie de lecteurs nouveaux: on ne découvre pas un écrivain en Pléiade, on le conserve. On le conserve parce qu’on a aimé ses livres sous une autre forme avant et que le papier bible nous fait gagner de la place et s’abîme moins vite. Mais allez trouver les romans de Ramuz en poche… C’est pratiquement mission impossible y compris pour son titre le plus connu: La grande peur dans la montagne.
Ramuz, Charles Ferdinand de son prénom, est né en 1878 à Lausanne et mort à Pully en 1947. On voit qu’il ne fit que quelques kilomètres dans sa vie. La Suisse lui a suffi, et dans la Suisse, le canton de Vaud. Les grands écrivains n’ont pas forcément besoin de voyager. L’infini est sur le pas de leur porte, il suffit de trouver l’angle et la lumière pour en donner toute la mesure. Ramuz, c’est l’anti-Cendrars, l’anti-Morand, l’anti-Larbaud qui à la même époque voyagent beaucoup dans les cargos, les steamers, les aéroplanes, les trains express aux « bruits miraculeux ».
À part une période parisienne qu’il interrompt en 1914 parce que ce qu’il sent venir l’horrifie, Ramuz n’aura pratiquement pas bougé du canton de Vaud. Il a eu raison. Rien n’est plus exotique que le canton de Vaud pour peu que vous ayez un style pour le dire : ce qui compte, c’est le prisme, pas le décor. Et le style de Ramuz rend étrange, épique ou tragique ce qu’il y a de plus banal. Nous ne disons pas que le canton de Vaud est banal, nous ne voudrions pas nous attirer les foudres de l’ami Roland Jaccard mais tout de même, le lecteur est toujours un peu surpris en lisant La grand peur dans la montagne d’avoir l’impression d’être dans un monde aussi brutal, primitif, plein de sortilèges et de violences que chez Faulkner ou Giono. Mais on sait aussi, justement, que le Sud de Faulkner ou la Provence de Giono sont largement oniriques, fantasmatiques et que la précision avec laquelle ils nous sont rendus au travers de l’épaisseur des personnages, les couleurs inédites, la description d’une nature panique, c’est cette fausse précision des rêves ou des hallucinations psychotiques.
La grande peur dans la montagne peut d’ailleurs être lu comme le roman d’une psychose si l’on veut rester cartésien ou comme un texte fantastique si on garde une âme d’enfant. Mais on sait depuis Todorov que le fantastique, c’est précisément l’hésitation, l’incertitude et que c’est de cette précision, de cette incertitude que naît notre malaise, voire notre angoisse. On a beaucoup de mal à comprendre ça, dans le fantastique contemporain où l’existence des fantômes nous est donnée comme allant de soi dans les pénibles romans de Marc Levy, par exemple.
La grande peur dans la montage, qui refuse le temps et l’espace, peut néanmoins par déduction être situé dans un village de montagne reculé dans les années vingt. C’est sûrement un village suisse car les personnages disent « septante » et qu’il n’y a pas de montagnes en Belgique.
Là comme partout et de tout temps, les vieux s’opposent aux jeunes. En l’occurrence, à propos d’un pâturage. Ce pâturage, à 2300 mètres, reste inutilisé depuis vingt ans. Et ça ne plait pas au nouveau maire qui est du parti des jeunes. Les vieux, eux, préfèrent laisser ce coin-là tranquille et tant pis pour les pertes engendrées pour la commune: il s’est passé là haut une tragédie. Une force mystérieuse a décimé les hommes qui y passaient les deux mois d’été à faire paître les vaches et à fabriquer du lait. Par une belle majorité au conseil général qui est, si on a bien compris, la réunion de tous les habitants et pas seulement du conseil municipal, ce qui tendrait à prouver qu’un village suisse des années vingt a un fonctionnement qui le rapproche davantage d’Athènes au Vème siècle que de Bruxelles au XXIème, il est donc décidé d’en finir avec les superstitions anciennes. On monte une expédition pour réparer le chalet où sera fait le fromage et puis sept volontaires montent là haut. Ils ont des intentions diverses. Il y a un amoureux qui veut avoir de quoi épouser sa belle, un garçon très laid qui veut trouver de l’or (chez Ramuz comme dans l’Antiquité, l’habit fait le moine), un vieux qui était déjà là vingt ans plus tôt mais qui se croit protégé par un verset biblique trempé trois fois dans l’eau d’un lac.
À partir de ce moment, La grande peur dans la montagne prend l’allure de Dix petits nègres dans les alpages. Les morts suspectes, les coups du sort se succèdent. A chaque fois, le rationaliste veut trouver une explication rationnelle. Il y arrive de moins en moins. Ramuz a remarquablement distillé la peur, notamment dans la spatialisation du roman: en bas le village, en haut l’alpage, au milieu un chemin compliqué entre forêts, torrents, glaciers. Et toute la peur vient aussi de ce qu’il ne faut absolument que le haut ne contamine pas le bas, et on parle ici de contamination au sens propre puisque le bétail commence à crever.
On est étonné, à la fin, par la force primitive, tellurique, de ce bref roman. Même l’écriture de Ramuz, si critiquée en son temps pour son mélange de trivialité réaliste, de répétitions bibliques et de syntaxe homérique, finit par séduire ou au moins par créer chez le lecteur qui veut bien se laisser faire, cet envoûtement hypnotique qui est ce qu’on demande d’abord à la littérature.
La Grande Peur de la Montagne de Charles Ferdinand Ramuz (Livre de poche, édition 1972, 30 centimes, vide-grenier du quartier Tujac à Brive)
*Photo : wikicommons.
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