Outre son incontestable intérêt sur le plan strictement musical, le dernier album de Ramona Horvath, « Carmen’s Karma », a le mérite d’ouvrir le champ à des réflexions plus vastes.
Le parcours de l’auteur, compositrice et pianiste virtuose, mérite qu’on s’y arrête. Née à Bucarest d’un père hongrois et d’une mère roumaine, eux-mêmes musiciens, Ramona Horvath a baigné très jeune dans une atmosphère musicale. Les standards du jazz et la musique de Duke Ellington lui furent vite familiers.
La musique clandestine
Cela n’allait pas sans risques : au temps du rideau de fer, la musique occidentale, en particulier celle qui provenait de l’Amérique honnie, était frappée d’interdit. Les cassettes des comédies musicales de Broadway circulaient sous le manteau. Quant aux émissions de jazz de Willis Connover diffusées sur la radio Voice of America, elles donnaient lieu à une écoute clandestine, sous peine de dénonciations susceptibles de lourdes représailles de la part de la Securitate. Tel était le climat dans ce paradis de la Liberté. Pourtant, en dépit des risques encourus, la maison familiale résonne de toutes sortes de musiques. Outre le jazz, qui la passionne déjà, et diverses formes musicales, la jeune Ramona, qui a entamé l’étude du piano dès l’âge de trois ans, découvre la musique classique. Au point d’entreprendre, au Conservatoire de Bucarest, des études couronnées par un diplôme de soliste.
Une rencontre providentielle
À vingt-trois ans, une carrière de concertiste classique s’ouvre à elle lorsqu’une rencontre va tout changer : celle de Jancy Korossy, pianiste virtuose américain d’origine hongroise, au sommet de sa réputation dans les années 50-60. De retour en Europe après avoir émigré aux Etats-Unis, Korossy a exercé une influence capitale sur des musiciens aussi célèbres que Vladimir Kosma, Miroslav Vitous, Joe Zawinul ou Monty Alexander, entre autres. Son aura est telle qu’elle incite Ramona, de quelque cinquante ans sa cadette, à se tourner définitivement vers le jazz. Et le maître appréciait lui aussi son émule au point de se produire avec elle en concert.
L’exil… et le royaume
Émigrée à son tour en 2010, mais en France, établie à Paris, celle-ci révèle très vite des qualités de compositrice et d’instrumentiste qui retiennent l’attention de la critique.
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« Carmen’s Karma » est son quatrième album après « XS Bird » (Black & Blue, 2015), « Lotus Blossom » (Ibid., 2017) et « Le Sucrier Velours » (Ibid., 2019). Le titre de ce nouveau disque joue plaisamment sur les assonances, évoque immédiatement l’opéra de Georges Bizet et son héroïne, cette « beauté étrange et sauvage », comme l’évoque Prosper Mérimée dans la nouvelle qui a inspiré le musicien. Si le karma est une allusion à ses vies antérieures, on mesure la richesse du personnage…
La musique n’est pas en reste. Interprétée par le trio de la pianiste comprenant Nicolas Rageau (contrebasse) et Antoine Paganotti (batterie), elle se veut une manière de synthèse entre l’univers de l’enfance, cette « vie antérieure », et celui de la maturité. Colorée, contrastée, jouant sur la variété des rythmes et des climats, nourrie de réminiscences évoquées par les titres en forme de clins d’œil (Claire de Bussy), de références plus ou moins explicites à Dvorak, Fauré, Ravel, Beethoven ou Enesco. Par-delà cette diversité, la cohésion du trio, l’émulation entre les partenaires tour à tour en valeur et l’esprit d’invention de la pianiste sont les facteurs d’une profonde unité, à quoi il convient d’ajouter un swing du meilleur aloi.
De cette réussite, il appert que le jazz, dès lors qu’il ne renie pas ses fondements pour céder aux caprices de la mode, a acquis, au cours des années, une dimension universelle. Il a fait la preuve de sa compatibilité avec les autres genres musicaux, en particulier ce que l’on nomme le « classicisme » et toute sa palette de nuances.
Autre constat, tout aussi réjouissant : si l’art en général, et pas seulement la musique, se joue des frontières, il se rit semblablement de toutes les dictatures, quelque forme que revêtent celles-ci. Les digues dressées par le totalitarisme soviétique démontrèrent, en dépit des intimidations et des mesures coercitives, leur impuissance à contenir la déferlante de la musique afro-américaine. L’Art terrassant l’hydre de la Tyrannie : beau sujet d’allégorie, propre à inspirer les sculpteurs… Et une lueur d’espoir, en notre époque de déconstruction massive.
« Carmen’s Karma », de Ramona Horvath Trio. Un CD Camille Production / Socadisc.
Sortie le 3 novembre. Concert au SUNSIDE (Paris 1er) le 18 novembre 2023 À 19H.
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