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Raison d’être des universités occidentales à l’heure du wokisme

Comment résister à la révolution culturelle ultraprogressiste


Raison d’être des universités occidentales à l’heure du wokisme
La Sorbonne © NEGROTTO VIVIANE/SIPA Numéro de reportage : 00516636_000011

Professeur d’informatique à la Faculté des Sciences, des Technologies et de Médecine de l’université du Luxembourg, Franck Leprévost réaffirme la vraie mission de l’université face aux menaces que représentent ces idéologies anti-scientifiques qu’on qualifie aujourd’hui de « wokistes ». Tribune.


À quoi sert une université ? Quels sont les défis contemporains de ses dirigeants ? La vague déferlante du wokisme sur les sociétés occidentales, et ses multiples tentatives d’emprises sur le monde universitaire, anglo-saxon puis d’Europe continentale, font que les réponses à ces deux questions ne vont plus de soi aujourd’hui. Compte tenu de l’impact sociétal des universités, et de leur capacité à forger les opinions et les esprits sur plusieurs générations, il est devenu urgent de replacer ces deux questions au cœur du débat, et d’y répondre avec clarté.

Le défi

Rappelons que la doctrine woke, se présentant comme une hypersensibilité aux revendications des minorités, renvoie chacun à son genre, sa race ou son ethnicité, procède à des déconstructions tous azimuts, et nie les réalités biologiques au profit de constructions sociales « fluides ». Cette mouvance pénètre les universités. Les facultés de sciences sociales et littéraires sont certes en première ligne, mais les scientifiques les suivent de près. D’une manière générale, le militantisme woke tend, comme l’écrit Nathalie Heinich, « à transformer les salles de cours en lieux d’endoctrinement et les publications en tracts. » (Ce que le militantisme fait à la recherche, Gallimard, Tracts, 2021). Nous vivons actuellement à l’heure de la cancel culture, où des professeurs peuvent être chassés de leur université, comme la philosophe, Kathleen Stock, accusée de transphobie ; où presque 5000 livres ont été brûlés dans des écoles canadiennes dans un « geste de réconciliation » avec les peuples indigènes ; où l’université de Cambridge accompagne les pièces de Shakespeare de « trigger warnings » ou « traumavertissements » ; et où, à la Sorbonne, des représentations de la pièce Les Suppliantes d’Eschyle, attaquées par des associations communautaristes antiracistes, ne peuvent avoir lieu que sous haute protection policière.

Capture d’écran Facebook

Comment une telle idéologie a-t-elle pu s’implanter dans les universités ? Pour ce qui concerne les États-Unis, deux éléments y ont joué un rôle. Romain Gary donne un premier éclairage dans son livre autobiographique Chien Blanc, publié en 1970 : « Le signe distinctif par excellence de l’intellectuel américain, c’est la culpabilité. Se sentir personnellement coupable, c’est témoigner d’un haut standing moral et social, montrer patte blanche, prouver que l’on fait partie de l’élite. Avoir « mauvaise conscience », c’est démontrer qu’on a une bonne conscience en parfait état de marche et, pour commencer, une conscience tout court. Il va sans dire que je ne parle pas ici de sincérité : je parle d’affectation. » Le deuxième élément concerne l’évolution du rapport entre professeurs de gauche et de droite dans les universités américaines. Jusqu’en 1996, ce rapport était en moyenne de 2 :1, mais entre 1996 et 2011, il évolue pour atteindre le ratio 5 :1, avec les professeurs de gauche à 60 %, ceux de droite à 12 %, et les « ne se prononcent pas » à 25 %. Si on ne regarde que les départements des humanités et des sciences sociales, ce ratio grimpe à des altitudes entre 17 :1 et 60 :1.[1]

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Le règne d’une très grande homogénéité de pensée dans les universités américaines aujourd’hui conduit à des surenchères revendicatrices sans réelles oppositions. Le wokisme a quartier libre. L’influence des États-Unis sur l’ensemble des pays occidentaux l’en a fait déborder. Bien davantage que le déclin dans les classements internationaux, bien davantage que la compétition asiatique ou le nomadisme des cerveaux, le wokisme est le plus grand danger que connaissent les universités occidentales aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que, en paraphrasant l’historien Jacques Julliard, il implique une « glaciation de la pensée » par l’intimidation, la peur, la censure et l’autocensure. Face aux postures du wokisme, que doit être une université occidentale et que doivent faire ses dirigeants ?

La réponse

Les universités outre-Atlantique, qui ont été pendant des décennies des modèles enviés, créent actuellement les conditions de leur propre crépuscule. Laissons-les. Nous avons tout ce qu’il faut chez nous, au sein de notre civilisation européenne multiséculaire pour recréer notre propre modèle, sur la base des Lumières et de l’universalisme. En pratique ? D’une part, les présidents d’université, avec courage, ne doivent rien céder aux ultimatums des gardes-rouges du wokisme. D’autre part, ils doivent être vigilants sur les notions primordiales qui sous-tendent les activités des universités. Il paraît urgent de réaffirmer quatre principes :

1) En premier lieu, la mission d’une université n’est pas de lutter contre les inégalités. Elle est de transmettre un savoir aux étudiants. Pour les universités qui ont une activité de recherche notable, il s’agit en outre de créer ce savoir, et de préparer les étudiants à un monde qui n’existe pas encore, tout en les ancrant dans une histoire qui leur préexiste. Ce changement de perspective a une première conséquence concrète : la fin de l’excentricité, au sens figuré du terme, qui consiste à s’acharner à mettre artificiellement l’étudiant au centre d’un ensemble qu’il est précisément en train de découvrir. Il s’agit donc d’y substituer, avec humilité, une notion moins égotiste : le savoir doit être au centre, pas l’étudiant. Ce sont en effet le savoir, la connaissance, la démarche scientifique et la rigueur des raisonnements qui doivent être les trésors qu’organisent, présentent et transmettent les universités à leurs étudiants.

2) Une université doit lever l’illusion de la facilité par honnêteté envers les étudiants. L’université est un lieu d’exigence. L’effort, la persévérance, le travail personnel sont des conditions sine qua non pour réussir, ressentir la jubilation que procure la connaissance, et se construire. Malheureusement les systèmes éducatifs du primaire et du secondaire ont été ébranlés dans plusieurs pays occidentaux, dont la France, sous les coups de boutoir de « pédagogistes ». La conséquence logique est que le niveau des étudiants arrivant à l’université, en moyenne, est en déclin depuis une bonne vingtaine d’années au moins. S’il convient de s’adapter à la triste situation par des mises à niveau, il n’y a aucune raison pour que l’université s’inscrive dans le prolongement de la débâcle et la cautionne. La situation n’est en effet pas inéluctable, puisqu’il en va ainsi tout autrement dans plusieurs pays d’Asie (Japon, Corée, Singapour et bien entendu Chine) qui ont conservé ou remis l’effort et l’exigence au cœur de leurs méthodes. [2]

3) Une université n’a pas à promouvoir une diversité de façade, ni à être un miroir de la composition statistique de la population, ni à légitimer un communautarisme, quel qu’il soit. Elle doit promouvoir le mérite et la liberté, sans passe-droits. La sélection (mot tabou en France) des étudiants mais aussi celle du personnel académique, administratif ou technique doivent se faire sur la base du mérite et de la liberté. Par conséquent, les considérations sur la couleur de peau, le sexe, l’orientation sexuelle, l’origine sociale, ne doivent jouer aucun rôle dans ces processus de sélection. La discrimination « positive », adjectif dont elle s’affuble pour désarmer ses opposants et faire passer la pilule, ne doit pas avoir cours à l’université. En particulier, les chromosomes, XX ou XY, n’ont rien à faire dans l’élaboration des profils des postes académiques, ni dans la sélection des candidats à ces postes. De même, les personnes étant libres de choisir leur voie, sans obligation ni contrainte, il n’y a pas davantage lieu d’imposer des quotas de femmes dans une formation, ou d’hommes dans une autre. La sélection doit se faire parmi les candidats présents, quels qu’ils soient, en remettant à l’ordre du jour les notions de qualité, de mérite et de talent, qui pour être anciennes restent d’actualité. La seule diversité dont une université a besoin est celle des idées. C’est tout. Il convient donc d’empêcher la création de tout « diversity and inclusion committee », ou de le supprimer s’il existe.

4) Une université dont les activités sont orientées vers, ou guidées par la recherche, doit aborder des questions sociétales, forger un leadership intellectuel qui dépasse ses murs, faire rayonner son pays, renforcer sa compétitivité, densifier et nourrir son assise culturelle. Elle ne doit certainement pas employer de croiseurs de la bien-pensance idéologique occupés à patrouiller avec mission d’identifier, puis de clouer au pilori, les étudiants ou les professeurs déviants. Elle ne doit pas davantage cautionner les mêmes dans la promotion de propagandes au sein de formations adoubées par un vernis académique, fabriquant des diplômés de la complainte, des micro-agressions et des safe spaces, entrainés dans des formations créées « au nom du bien » à déboulonner des statues.

Les dirigeants universitaires – qui seraient bien inspirés d’avoir comme livre de chevet le roman La Tache de Philip Roth, tant ce livre paru en 2000 décrit le wokisme universitaire à l’œuvre aujourd’hui en Occident – doivent donc continuellement s’assurer que les activités de formation et de recherche de leurs institutions conservent effectivement de véritables caractéristiques académiques, et ne deviennent pas des plateformes militantes pour une « révolution culturelle » woke.

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Alors, que doit donc être une université européenne aujourd’hui ? Elle doit être un temple. Un temple de la liberté de penser, de la liberté de parole, de la recherche de la vérité, et du débat argumenté, rationnel et civilisé. C’est à ce prix – et à ce prix seulement – que l’excellence redevient une ambition légitime, que l’université regagne la confiance, non seulement des décideurs de la société gouvernementale et civile, mais de la majorité des citoyens du pays, et qu’elle aborde d’ailleurs au passage les classements internationaux sans se renier. Une université libérée du joug woke devient un phare grâce auquel d’autres, en déroute, pourront retrouver leur chemin. Lutter pour cette liberté est la mission cardinale d’un président d’université en ce premier quart du 21ème siècle en Europe. Plus largement, au-delà de la seule sphère académique, notre génération doit s’atteler avec ardeur et courage à la mission que Camus donnait en 1957 à la sienne dans son discours de réception à l’Académie Nobel, dédié à son instituteur, Louis Germain : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »

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[1] Duarte, J. L., Crawford, J. T., Stern C., Haidt J., Jussim L., Tetlock Ph. E., « Political diversity will improve social psychological science », Behavioral Brain Science (juillet 2014) ; Haidt, J., « Two Incompatible Values in American Universities », Conférence à la Duke University, 2016. https://www.youtube.com/watch?v=Gatn5ameRr8

[2] Leprévost, F., Universités et civilisations – Concurrence académique mondiale et géopolitique (ISTE, 2021).



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