Bien que j’approuve moi aussi la privatisation des contrôles radars, je me dois de rectifier les arguments avancés par Jacques Bichot, qui reposent hélas sur un postulat erroné et laissent penser que nos forces de sécurité seraient particulièrement improductives. Les gendarmes méritent mieux que cela, et si leurs méthodes de travail et leur organisation sont critiquables, qu’au moins elles soient critiquées pour de bonnes raisons !
Le ministre a effectivement déclaré que la privatisation des contrôles permettrait de multiplier par cinq le temps d’emploi de chaque radar mobile, et ce chiffre est probablement exact. En outre, la mise en œuvre d’un radar mobile est bien faite par deux gendarmes, qui seront remplacés par un seul civil. Pour autant, il est totalement faux d’en conclure que « nos valeureux gendarmes devraient donc nécessairement se mettre à deux pour effectuer le travail qu’un civil peut accomplir seul » et que « la productivité d’un gendarme soit largement inférieure à celle d’un salarié lambda ».
Hommes à tout faire
Tout simplement, le rythme d’emploi du radar n’est pas celui des gendarmes qui l’utilisent ! Contrairement aux civils à qui on se propose de confier les radars, les gendarmes ne font pas que s’occuper de ces engins, y compris au sein des unités spécialisées dans la sécurité routière : contrôles d’alcoolémie, des fautes de comportement (téléphone au volant, dépassements dangereux, refus de priorités…), sécurisation des voies en cas d’accident pour éviter les sur-accidents, escortes de convois (transports d’organes, convois exceptionnels…), lutte contre les agressions et les vols sur les aires de repos, prévention et sensibilisations à la sécurité routière dans les établissements scolaires, et ainsi de suite.
En outre, si les gendarmes sont à deux pour se servir d’un radar, c’est parce qu’à tout moment ils peuvent être détournés de cette mission pour intervenir sur un événement imprévu, de l’accident de la route à l’intervention sur une bagarre de rue, de la recherche d’un malfaiteur en fuite à celle d’une personne âgée atteinte d’alzheimer qui fugue de sa maison de retraite. Or, la plupart de ces missions nécessitent d’être au moins deux, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. La polyvalence permet à la gendarmerie de se réarticuler très rapidement en cas de besoin, ce qui est rendu nécessaire par sa dispersion dans les vastes espaces qui lui sont confiés (95% du territoire rien qu’en métropole), mais empêche ses militaires de se consacrer à temps plein à une tâche unique.
Il ne s’agit pas que de rentabilité
Là où Jacques Bichot a raison, c’est de s’interroger sur l’intérêt qu’il y a à confier les radars automatiques aux gendarmes, compte-tenu de ce qui précède. Mais extrapoler le manque de rentabilité des matériels pour en faire un manque de rentabilité général de nos pandores est une erreur.
Au demeurant, évaluer le travail de militaires en termes de rentabilité est une erreur en soi – ce qui n’interdit pas d’évaluer leur efficacité, ni le rapport entre les coûts engendrés et les résultats obtenus. Mais il ne s’agit pas que de rentabilité.
En effet, une force de sécurité qui serait pleinement « rentable » au quotidien serait une catastrophe, qu’il s’agisse des gendarmes, des autres militaires, des policiers, des pompiers, ou du SAMU. S’ils sont en permanence pleinement employés, comment pourront-ils faire face à une crise ? De quelle réserve disposeront-ils pour monter en puissance lorsque l’événement le nécessite ?
Bien sûr, ils peuvent procéder à des bascules de forces – en clair, annuler des missions secondaires pour se concentrer sur des missions prioritaires. Mais à moins que les missions dites « secondaires » ne soient que de l’affichage ou du confort, elles ne pourront pas être annulées ou reportées indéfiniment.
Hommes à trop faire
Par nature, une force de sécurité est à la fois un outil de gestion du quotidien et un système assuranciel, prêt à l’emploi « au cas où ». Cela ne veut pas dire qu’il faille faire n’importe quoi, et se suréquiper au regard des risques. Mais la « rentabilité » d’une assurance ne peut pas être évaluée de la même manière que celle d’un outil de production classique, sans même parler de la difficulté de mesurer l’impact – y compris économique – de la dissuasion, qu’elle soit dissuasion « gendarmique » face à des cambrioleurs, ou dissuasion nucléaire face à des Etats ou des groupes hostiles.
Rassurez-vous, les gendarmes et les militaires qui seraient à tour de rôle dégagés du « fonctionnement courant » n’ont pas pour autant l’intention de passer leur temps à ne rien faire en attendant d’hypothétiques crises ! Ils aimeraient s’entraîner, se tenir au courant des évolutions tactiques et stratégiques, faire de la prospective, expérimenter de nouveaux matériels et de nouvelles méthodes de travail pour en évaluer la pertinence, bref, se préparer aux événements futurs.
Ils aimeraient, et le feraient si leur rythme d’emploi n’était pas largement supérieur à ce qu’il devrait être. Si, depuis une trentaine d’années, les gouvernements successifs ne s’étaient pas employés à réduire les forces armées à la portion congrue tout en leur fixant sans cesse de nouvelles missions. Mais c’est une autre histoire…
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