Les statues ne leur suffisent pas: les nouveaux inquisiteurs veulent régimenter la manière dont les écrivains blancs évoquent dans leurs oeuvres les personnages « racisés ». Ils n’hésitent pas à dénoncer publiquement les artistes contrevenants. Il ne s’agit plus seulement de réécrire l’histoire, mais de réécrire les histoires.
Nous sommes tous coupables. Le « nous » se rapporte d’évidence à « nous, les Blancs », descendants des colonisateurs et des esclavagistes, tous que nous sommes. Car même ceux à qui toute idée de suprématie blanche fait, à juste titre, hérisser les cheveux sur la tête parcourent sans broncher les rues qui portent le nom de Colbert et envoient leurs enfants dans des écoles qui honorent Jules Ferry, honteux défenseur de la colonisation, et accessoirement promoteur de l’instruction laïque, gratuite et obligatoire, dont sembleraient profiter de nos jours également d’anciens colonisés. Quoiqu’« anciens colonisés » recèle un abus raciste de langage dans la mesure où on peut naître femme et mourir homme, mais « colonisé » on naît et on reste jusqu’au jour du Jugement dernier, et même au-delà.
D’ailleurs, en tant que femme blanche, ma légitimité à traiter le sujet paraît très fragile. En avril dernier, la communauté afro-américaine a exigé la destruction de la toile Open Casket de l’artiste blanche Dana Schutz, représentant un adolescent noir tué par des suprématistes blancs en 1955, argumentant qu’il s’agit d’un drame que « les Blancs ne devraient pas se permettre de représenter », parce qu’ils « ignorent la souffrance des victimes noires ». Il y aurait alors le deuil blanc et le deuil noir, la mort blanche et la mort noire, l’empathie blanche et l’empathie noire. Pourquoi donc jouer à la mixité, bien que le concept ait de quoi séduire par son irénisme ? En outre, si les Blancs ne comprennent rien à la souffrance des Noirs, comment comprendraient-ils quoi que ce soit aux œuvres d’art produites par les Noirs ? Autant interdire d’emblée au public blanc l’accès à la « culture noire ». Les risques de mésinterprétation seraient ainsi écartés.
« Il faut décoloniser l’espace, il faut décoloniser l’esprit ! »
La brillante initiative du présentateur à RFI, Claudy Siar, qui entend inciter les « États nés du crime colonial » à adopter des lois « qualifiant la colonisation de crime contre l’humanité » répond au même diagnostic d’insensibilité endémique des Blancs à l’égard des Noirs. « Pourquoi faudrait-il que la notion de crime contre l’humanité soit juridiquement définie par les anciennes puissances colonialistes ? », s’insurge M. Siar. Il est vrai que, jusqu’à présent, les pays concernés ont ignoré son appel. Ce qui est, d’après le journaliste, particulièrement grave, car la France continue à maintenir les pays d’Afrique francophones dans la misère et dans la dépendance économique à travers le franc CFA, qui les « prive d’une souveraineté économique, d’un réel développement, d’une industrialisation, de politiques publiques efficaces ». C’est simple. Une fois le franc CFA remplacé par des monnaies locales, la famille Bongo rendra au pays ce qu’elle a volé, Paul Biya vendra ses châteaux en France pour construire des hôpitaux au Cameroun, et Sassou-Nguesso se roulera dans la poussière en demandant pardon. Si, de surcroît, les Blancs effaçaient le nom de Colbert de l’espace public comme le suggère Louis-Georges Tin, président du Cran, le début du dialogue entre les communautés noire et blanche serait enfin envisageable, à condition toutefois que les Blancs abandonnent leur insupportable lubie de sauvegarder l’histoire dans toute sa complexité et toutes ses contradictions.
« Il faut décoloniser l’espace, il faut décoloniser l’esprit ! », exhorte le président du Cran. Outre-Atlantique on s’y est déjà mis et les résultats s’avèrent étonnants.
Au suivant!
Le grand déboulonnage des monuments à la gloire des généraux confédérés, infâmes supporteurs d’un État raciste a, en réalité, commencé bien avant les événements tragiques de Charlottesville. Donald Trump n’a pas été le premier à se demander qui serait le prochain : « Who’s next, Washington, Jefferson ? », a-t-il twitté. Dans une tribune publiée par le New York Times en 2015, Randall Kennedy, professeur de droit à Harvard – noir, précision nécessaire – pointait déjà avec courage les tentatives de discréditer en bloc l’héritage de plusieurs figures historiques, y compris de la famille royale britannique, qui avait par ailleurs financé ce qui allait devenir plus tard la Harvard Law School. « À long terme, à nourrir ce sens démesuré de la victimisation, les protestataires finiront par s’offenser eux-mêmes », prédisait Kennedy. Il semblerait qu’avec la terreur répandue par les accusations d’« appropriation culturelle » lancées à tout-va à l’encontre d’écrivains, d’acteurs, de réalisateurs ou de simples citoyens – qui par manque d’imagination plutôt que de respect avaient eu l’idée d’emprunter les codes vestimentaires de la culture noire –, l’heure où la communauté noire s’offense elle-même vient de sonner.
« Ce n’est pas acceptable qu’un gars blanc s’empare de l’histoire d’une gamine nigériane »
Selon la définition de Susan Scafidi, spécialiste du droit à la Fordham University, l’appropriation culturelle, cette nouvelle forme de colonisation, désigne « la prise de la propriété intellectuelle, du savoir traditionnel, des expressions culturelles ou des artéfacts de la culture de quelqu’un d’autre, sans permission ». Cela inclut donc aussi bien une spécialité culinaire qu’une danse traditionnelle – bien entendu, il ne viendrait à l’idée de personne d’accuser de ce crime un Afro-Américain surpris en train de manger un bout de pizza. Mais il ne s’agit pas seulement de folklore. Le cas de Chris Cleave, écrivain blanc et britannique, montre à quel point ce concept d’appropriation culturelle menace, voire paralyse la liberté de création dans les pays anglo-saxons et donc bientôt chez nous. Cleave a soulevé un tollé simplement parce qu’il a eu l’audace d’écrire un roman, The Other Hand, dont le narrateur est une adolescente nigériane. Yassmin Abdel-Magied, une activiste australienne d’origine soudanaise s’en est prise violemment à lui, lors du festival littéraire de Brisbane de 2016 : « Ce n’est pas acceptable qu’un gars blanc s’empare de l’histoire d’une gamine nigériane, parce que cela empêche des femmes nigérianes d’être publiées ! »
Excuse-toi!
C’est dire que les féministes n’auraient pas attendu longtemps avant de pendre Flaubert haut et court pour sa terrible appropriation de l’expérience d’Emma Bovary. Pour sa défense, Flaubert dirait probablement la même chose que Cleave : « Je comprends les gens qui disent que je n’avais pas le droit de m’emparer de l’histoire d’une fillette nigériane. Ma seule excuse, c’est que je l’ai bien fait. » Mais reprendrait-il le risque ? Accusée par le Washington Post d’avoir inventé comme seul personnage noir de son roman dystopique, Les Mandible, une femme atteinte d’Alzheimer et tenue en laisse, Lionel Shriver a annoncé publiquement qu’elle ne s’exposerait plus à pareil lynchage, quitte à s’autocensurer. Rien ne dit, bien sûr, qu’une seule femme nigériane bénéficierait de davantage d’opportunités sur le marché éditorial si un écrivain blanc ne s’était pas accordé la liberté de se glisser dans la peau d’une femme noire. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’absurdité et la violence du combat mené contre la « nouvelle colonisation » nous privera tous de quelques bons livres, de débats ouverts et musclés, de contradictions et d’incohérences propres à l’histoire humaine.
Largement cité, l’éditorialiste de la revue académique The Harvard Crimson s’interrogeait tout à fait sérieusement sur la nécessité de maintenir la liberté d’expression, dans le cas où celle-ci s’appliquerait à « des idées répréhensibles ». Au moins, on ne dira pas que les censeurs avancent masqués. Et dédions-leur le propos de Barbara Jordan, la première femme noire issue d’un État sudiste élue à la Chambre des représentants : « Nous honorons les identités culturelles. Mais le séparatisme ne doit pas être autorisé. Nous devons empêcher le politiquement correct de nous diviser et nous conduire à l’opposé des accomplissements dans le domaine des droits de l’homme et des droits civiques. »