Il y a beaucoup de belles héroïnes dans la Bible, même si le sort habituel réservé aux personnages féminins y demeure en général soumis à un certain machisme. Le livre d’Esther est un morceau d’anthologie, particulièrement admirable, qui raconte comment une Juive sauva son peuple d’un pogrom décidé par le roi Assuérus dans la Perse du Ve siècle avant Jésus-Christ. Cette histoire fut reprise et adaptée par Racine en 1689, et donna lieu à l’une de ses plus belles tragédies, Esther, jouée à Saint-Cyr par des jeunes filles, devant un Louis XIV devenu dévot et son épouse morganatique Mme de Maintenon.
À partir du canevas biblique
Parti du canevas biblique, Racine ne fait pas d’Esther une héroïne flamboyante. C’est une femme fragile et doutant d’elle-même, aux prises avec de grands dangers. Elle fait, pourrait-on dire, profil bas. Son oncle Mardochée est son seul appui. Roland Barthes, dans son très discuté Sur Racine, avait essayé de préciser leurs relations : « Le créateur, c’est Mardochée ; il est pour Esther le Père total, elle est sa propriété absolue. C’est Mardochée lui-même qui l’a dédiée comme vierge-victime au Dieu-époux : il règle ses actions comme celles d’un automate. »
L’évanouissement d’Esther devant Assuérus
Lors de son entrevue avec Assuérus, Esther, morte d’inquiétude, affaiblie par trois jours de jeûne et de prières, s’évanouit : « Mes filles, soutenez votre Reine éperdue. / Je me meurs. » L’enjeu de la rencontre est grave. Le favori d’Assuérus, Aman, a obtenu de son roi un décret assassin contre Israël. Comme l’avait expliqué Mardochée à Esther : « On doit de tous les Juifs exterminer la race. » Pour mettre toutes les chances de son côté, Esther a prononcé une prière à son Dieu. C’est l’un des passages les plus émouvants de la pièce.
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Après y avoir évoqué l’Alliance dont bénéficie son peuple avec le Très-Haut, et l’éventuelle venue d’un « Saint que tu promets, et que nous attendons », c’est-à-dire le Messie, elle revient, s’adressant toujours à Dieu, sur sa propre situation, qui la désespère : « J’attendais le moment marqué dans ton arrêt, / Pour oser de ton peuple embrasser l’intérêt. / Ce moment est venu. Ma prompte obéissance / Va d’un Roi redoutable affronter la présence. / C’est pour toi que je marche. Accompagne mes pas / Devant ce fier Lion, qui ne te connaît pas. »
Au chœur, il revient de faire de terribles descriptions du massacre imminent : « Quel carnage de toutes parts ! / On égorge à la fois les enfants, les vieillards ; / […] Que de corps entassés ! Que de membres épars, / Privés de sépulture ! » Plus loin, Hydaspe, visant Mardochée, utilise même le mot « exterminer », dans son dialogue avec le haineux Aman, l’ennemi juré des Juifs : « Et ne pouvez-vous pas d’un mot l’exterminer ? » Comment ne pas sentir dans ce passage, même de manière tout à fait anachronique, une sorte de description lointaine, mais évidente, de la Shoah ?
Une pièce œcuménique de Racine
Pour essayer de dénouer le drame, la transparente Esther avoue au roi Assuérus qu’elle est juive : « Esther, Seigneur, eut un Juif pour son père. » Heureusement, la décision du roi est alors sans réplique. Il privilégie son amour pour Esther, et annonce : « Je romps le joug funeste, où les Juifs sont soumis. / Je leur livre le sang de tous leurs ennemis. » La nation juive a été épargnée, grâce au sacrifice d’Esther, mais la crise se résorbe néanmoins dans le sang. Aman est pendu à la potence où devait mourir Mardochée, et Israël est autorisé à massacrer ses adversaires. Le cycle de la violence est interrompu, mais pour un bref moment seulement.
Esther, en rapprochant ces deux religions monothéistes, fait œuvre œcuménique, chose étonnante pour l’époque. Racine avait en vue le sublime, par-delà toutes les contingences matérielles. Le personnage d’Esther incarne cette aspiration.Il faut mentionner ici la dernière phrase de la préface de Racine à cette pièce, où il fait remarquer que cette commémoration religieuse est toujours effective dans les synagogues : « On dit même, écrit Racine, que les Juifs encore aujourd’hui célèbrent par de grandes actions de grâces le jour où leurs Ancêtres furent délivrés par Esther de la cruauté d’Aman. » Cette fête s’appelle « Pourim » et elle a lieu chaque année. D’ailleurs, comment ne pas constater que le mythe d’Esther garde de nos jours une actualité brûlante, pour tant de raisons…
Racine, Esther. Éd. Gallimard, collection « Folioplus classiques ».