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« Replaçons le Coran dans son contexte historique »

Entretien avec l'islamologue, Rachid Benzine


« Replaçons le Coran dans son contexte historique »
Islamologue, Rachid Benzine est chercheur associé au Fonds Ricœur. Il a récemment publié avec Delphine Horvilleur Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 2017). © Hermance Triay/Opale/Leemage

Pour l’islamologue Rachid Benzine, l’antisémitisme ne touche qu’une minorité de musulmans. Mais, pour chasser les vieux démons judéophobes, les réformateurs de l’islam devraient encourager une lecture historico-critique de leur texte sacré.


Causeur. Le manifeste « Contre le nouvel antisémitisme » publié fin avril par Le Parisien-Aujourd’hui en France dénonce un antisémitisme spécifiquement musulman, insoluble dans la question sociale, irréductible au conflit israélo-palestinien, distinct aussi bien de la judéophobie chrétienne que de l’antisémitisme nazi. Partagez-vous ce diagnostic ?

Rachid Benzine. Il y a, sans nul doute, un climat d’agressivité à l’égard des juifs, voire de détestation des juifs, qui a pris progressivement de l’ampleur ces quarante dernières années dans nos banlieues populaires, et tout particulièrement chez les jeunes générations. On ne saurait reprocher au « manifeste des 300 » d’avoir voulu sonner l’alarme à ce sujet. Cependant, le mal, dénoncé à juste titre, a-t-il été bien nommé ? Je suis loin de le penser ! Pour les auteurs de ce texte, en effet, la cause première résiderait dans les textes fondateurs de l’islam. Ils font totalement l’impasse sur une histoire conflictuelle héritée de la colonisation française au Maghreb, où juifs d’Algérie et « indigènes musulmans » n’ont pas bénéficié du même traitement. Ils ne prennent pas en compte la rivalité qui, depuis soixante-dix ans, caractérise juifs et Maghrébins de France dans leurs luttes respectives pour exister dignement et en sécurité dans l’espace de la République. Ils refusent de prendre en compte le poids de la tragédie palestinienne dans la perception que les musulmans de France ont des juifs en général. Personnellement, sans nier le fait que certains prédicateurs de haine puissent ajouter de pseudo-arguments religieux au rejet des juifs, je considère que nous sommes davantage en présence d’un antisémitisme postcolonial plutôt qu’en présence d’un antisémitisme qui pourrait être qualifié de « musulman ».

Si cet antisémitisme n’est pas musulman, il est le fait de musulmans… Vous récusez l’explication théologique, mais quand les signataires demandent « que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, comme le furent les incohérences de la Bible et l’antisémitisme catholique aboli par Vatican II », qu’en pensez-vous ?

La plupart des gens – non-musulmans comme musulmans – n’ont jamais lu le Coran et ne se sont pas attachés à comprendre comment ce texte est construit. Quand bien même, pour les musulmans, il est la pure et éternelle Parole de Dieu (ce qui implique qu’on ne peut rien en retrancher et pas davantage frapper d’obsolescence certains passages), il met en scène de nombreuses situations qui ont un rapport avec l’histoire de Muhammad et de sa première communauté, ainsi que de nombreux personnages et groupes. C’est ainsi qu’on y trouve des échos de conflits qui ont eu lieu entre le prophète de l’islam et les tribus juives de Médine, et des références aux ennemis byzantins chrétiens (les « Rums »). Mais, la plupart du temps, il ne s’agit pas des juifs en général, ni des chrétiens en général, et les accusations portent davantage sur des refus d’alliance ou des trahisons que sur des points théologiques. Le Coran n’appelle jamais au meurtre des juifs et des chrétiens. Quant aux « incroyants », dans un contexte où l’athéisme est impensable et impensé, ils ne représentent pas non plus une catégorie théologique, mais sous ce terme sont désignés ceux qui refusent de reconnaître l’authenticité de la mission de Muhammad. Avant de vouloir censurer le Coran, le mutiler, il conviendrait d’abord qu’on examine sérieusement ses dimensions historiques et anthropologiques.

Les auteurs du manifeste des 300 refusent de prendre en compte le poids de la tragédie palestinienne dans la perception que les musulmans de France ont des juifs en général.

Tel est justement le travail qu’ont accompli les Églises catholique et protestantes, ainsi que les instances juives. Pourquoi l’islam ne s’appliquerait-il pas le même aggiornamento ?

Il a malheureusement fallu la Shoah pour que les Églises chrétiennes occidentales s’interrogent sur leur antijudaïsme séculaire, ayant pris conscience que celui-ci avait préparé le terrain à l’horreur nazie. Des chrétiens – avant et pendant la Shoah – avaient déjà noué des liens de fraternité avec des juifs, et les papes qui se sont succédé depuis le début des années 1950, de Jean XXIII au pape François, n’ont eu de cesse de vouloir réparer autant qu’il est possible l’abomination de « l’enseignement du mépris » au bénéfice d’un « enseignement de l’estime ». Les Églises se sont alors rappelé – il était temps ! – que Jésus était juif et que la haine raciale des juifs ne pouvait qu’être contradictoire avec la foi chrétienne, et aberrante. Faisant place à l’exégèse critique, elles ont établi que les propos accusateurs contre les juifs que comportait surtout l’Évangile de Jean s’appliquaient aux chefs politiques et religieux des juifs du temps de Jésus, et non à tous les juifs de tous les temps. On aimerait, en effet, que les autorités musulmanes s’engagent dans un chemin identique. Mais d’une part l’islam n’a pas une structure d’autorité universelle semblable à l’institution de la papauté, et d’autre part l’approche historico-critique reste encore très marginale et majoritairement rejetée par les institutions gardiennes de la doctrine musulmane sunnite. Il faut évidemment encourager tous ceux qui œuvrent dans ce sens d’une relecture des textes fondateurs, Coran et hadith, au bénéfice d’un monde pacifique.

Certes, les musulmans n’ont pas de pape, mais les juifs non plus. Privés d’autorité théologique centrale, ils ont néanmoins adapté leurs vieux textes à la réalité́ contemporaine…

Depuis la destruction du second Temple de Jérusalem, en l’an 70 de l’ère commune, le judaïsme pharisien ou rabbinique qui a pris le relais du judaïsme des grands prêtres a remplacé les sacrifices par l’étude incessante des textes. Ce judaïsme se caractérise par une permanente confrontation, un constant « corps à corps » avec le texte biblique et ses innombrables commentaires. Ce combat amoureux avec les textes saints n’a d’équivalence dans aucune autre religion. Ainsi le peuple juif est-il devenu le peuple de l’interprétation par excellence. Une interprétation dans la liberté la plus totale favorisée par le fait que durant des siècles le peuple juif a été sans État, ce qui fait qu’il n’a pas eu à compter avec des pouvoirs politiques qui auraient prétendu lui dicter les « bonnes » et les « mauvaises » interprétations. L’histoire de l’islam est toute différente, et depuis les empires omeyyade et abbasside jusqu’aux États musulmans d’aujourd’hui, le politique a toujours contrôlé le domaine religieux. Dans le monde de l’immigration dans des pays majoritairement non musulmans, personne ne contrôle quoi que ce soit !

C’est bien le problème, notamment en France ! Ceci étant, on peut se demander pourquoi tant de musulmans accueillent favorablement les interprétations radicales et violentes de l’islam. Y a-t-il une dimension culturelle à cet antisémitisme ?

Peut-on dire avec autant de certitude que beaucoup de croyants « accueillent favorablement les interprétations radicales et violentes de l’islam » ? Ce n’est certainement pas la réalité de l’immense majorité des musulmans de France ni celle de la majorité des peuples du Maghreb, deux réalités que je prétends connaître assez bien.

Après la « Reconquista », les juifs chassés d’Espagne avec les derniers musulmans ont trouvé refuge au Maghreb et dans l’espace ottoman, où ils ont été généralement mieux traités qu’en terres chrétiennes

À en croire les enquêtes les plus sérieuses (Institut Montaigne, CNRS), une grosse minorité (20 à 30 % selon les items) est tentée par la sécession, voire par la radicalité…

Mais cela signifie bien que la majorité ne l’est pas ! C’est effectivement ce que montrent les enquêtes sociologiques récentes, tout en s’inquiétant de la progression des idées communautaristes dans le monde musulman français. Ainsi, le rapport de l’Institut Montaigne, dirigé par Hakim El Karaoui et publié en septembre 2016, considère que les musulmans de France peuvent être décomposés en trois groupes : la « majorité silencieuse », estimée à 46 % des sondés, « les conservateurs » qui composeraient 25 % de l’échantillon, et enfin les « autoritaires » qui formeraient 28 % de l’ensemble. « Majorité silencieuse » et « conservateurs » disent adhérer à la laïcité de la République. Le troisième groupe, lui, réunit pour l’essentiel des jeunes gens souvent en situation d’échec social, qui se saisissent de l’islam pour exprimer leur révolte par rapport à la société française. Ils ont tendance alors à se réfugier dans un islam très identitaire partiellement en rupture avec la société dominante. Cela n’en fait pas pour autant des radicaux violents ! Quant à l’enquête sur la radicalité politique et religieuse conduite en 2016 et 2017 par Anne Muxel et Olivier Galland, pour le compte du CNRS, elle porte sur des jeunes de toutes appartenances et elle prend en compte des radicalités diverses (y compris d’extrême droite catholique) qui dépassent la seule radicalité dite « islamique ». Selon ses auteurs, 12 % des jeunes musulmans interrogés défendraient une vision absolutiste radicale de la religion et approuveraient à cette fin l’usage de la violence. C’est un chiffre important, trop grand, mais loin de la majorité. À nous tous de faire en sorte qu’il aille en diminution et non en augmentation !

Par ailleurs, la violence contre les minorités existe dans nombre de pays musulmans, regardez le sort des chrétiens… Et les juifs sont toujours minoritaires, sauf en Israël.

Quand vous portez votre regard sur ce qui se passe actuellement dans une grande partie du monde musulman, particulièrement dans le monde arabe et dans l’espace pakistano-afghan, vous voyez une inflation toujours grandissante de la violence qui aboutit chaque jour à la mort tragique de centaines et de centaines de musulmans. Ce déferlement de violence est-il d’abord religieux, ou n’est-il pas davantage le résultat de confrontations aux dimensions économiques et stratégiques bien plus importantes ? Quant à l’antisémitisme dans le monde arabo-musulman, en tout cas la haine des juifs, force est de constater qu’il n’a cessé de monter en puissance depuis la création de l’État d’Israël. N’oublions pas que, après la « Reconquista », après 1492, les juifs chassés d’Espagne avec les derniers musulmans ont trouvé refuge au Maghreb et dans l’espace ottoman, où ils ont été généralement mieux traités qu’en terres chrétiennes, même s’ils avaient un statut de « sous-citoyens ». En revanche, à partir de la réinstallation des juifs en Palestine dès le milieu du xixe siècle, et surtout à partir de la création de l’État d’Israël, une haine des juifs a été suscitée et entretenue par certains courants politico-religieux, à commencer par la confrérie des Frères musulmans. Les juifs n’ont, évidemment, pas oublié les liens tissés avec le régime nazi par le grand mufti de Jérusalem Mohammed Amin al-Husseini.

Sans vous référez à ce précédent historique fâcheux, constatez-vous comme Georges Bensoussan et Smaïn Laacher que dans bien des familles arabes « l’antisémitisme est déjà déposé dans l’espace domestique » ?

Vous pourrez recueillir des témoignages vous rapportant que le mépris des juifs est transmis dans des familles dès le lait maternel, comme vous pourrez entendre des témoignages vous racontant de belles histoires d’amitié entre familles juives et familles musulmanes. Dans les pays arabes et, parmi eux, dans les pays du Maghreb, diverses formes d’antijudaïsme et de mépris des juifs ont existé au cours de l’histoire, mais les facteurs politiques, me semble-t-il, ont toujours été plus forts que les facteurs proprement religieux. Si vous regardez quelle a été la vie des juifs au Maghreb au cours des siècles, vous découvrez des situations très contrastées. Curieusement, on a retrouvé la constitution de ghettos juifs dans un pays comme le Maroc (les « mellahs »), tels qu’ils avaient été créés en Europe chrétienne. Mais des villes algériennes comme Constantine et Oran doivent toute une part de leur identité à un heureux mélange des juifs et des musulmans, notamment à travers la musique arabo-andalouse.

Venons-en à la réaction des imams français. Dans Le Monde, 30 d’entre eux ont répondu au manifeste contre le nouvel antisémitisme. Reconnaissant avoir perdu la jeunesse, ils condamnent les « lectures subversives » et violentes de l’islam, mais mettent en garde contre la stigmatisation des musulmans. N’est-ce pas un peu court ?

On peut se réjouir de cette tribune signée par une trentaine d’imams à l’initiative de cheikh Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux qui s’impose de plus en plus comme une figure nationale en raison de son autorité intellectuelle et morale. C’est en effet la première fois qu’autant de responsables religieux musulmans de France vraiment en phase avec le « terrain » des croyants se manifestent publiquement ensemble. Régulièrement des voix se font entendre pour dénoncer le silence des autorités musulmanes de France en face des réalités du terrorisme et de l’antisémitisme. Ne reprochons donc pas à ces 30 imams d’avoir pris la parole avec des mots déjà forts !

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Juin 2018 - #58

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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