Ce texte est paru il y a trois ans dans ma chronique « Télésubjectif » dans Valeurs Actuelles. L’heure est venue de le republier…
Vendredi dernier, dans le cadre de sa collection « Empreintes », France 5 nous proposait un portrait de Jacqueline de Romilly. Face à la Star’Ac sur TF1, c’est ce qu’on appelle de la contre-programmation !
Une heure durant l’Immortelle, aujourd’hui âgée de 94 ans, revisite donc avec nous les grandes étapes de sa vie. Une vie préfigurée déjà par son plus beau souvenir de jeunesse : le jour où sa mère lui offrit L’histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide en version bilingue … grec-latin !
Jacqueline de Romilly nous dit l’éblouissement que fut, et que n’a cessé d’être pour elle, cette découverte. En nous racontant « une toute petite guerre dont personne ne sait plus rien », le maître des historiens atteint à l’universel. Son récit éclaire par avance tous les conflits à venir, jusqu’aux deux guerres civiles européennes et au bourbier irakien…
Avec ce cadeau, la jeune fille a trouvé sa vocation : la défense et l’illustration de l’héritage hellénique, clé perdue de notre civilisation qui, du coup, semble hors d’elle-même.
Au-delà de Thucydide – auquel elle consacrera quand même vingt années de travail ! – Jacqueline découvre toute une culture et la pérennité, à travers tant de siècles, des valeurs dont elle est porteuse.
Ces idéaux, mis en scène par la tragédie grecque et incarnés dans la démocratie athénienne, n’ont rien perdu de leur actualité, c’est-à-dire de leur universalité. Si ça se trouve, c’est nous qui avons perdu le sens commun, noyés que nous sommes dans un « discours » toujours plus abstrait et déraciné : abscons, en un mot.
Eschyle et Thucydide, comme avant eux mon cher ami Solon, nous parlent de l’essentiel : la vie, qui tient tout entière dans notre conscience que seule sa fragilité peut expliquer sa beauté. Pour Mme de Romilly, il n’y a donc qu’un combat décisif : défendre, comme elle dit avec émotion , « mon grec que tout le monde abandonne ! » : une langue qu’on dit morte, et sans laquelle nous ne comprenons même plus notre propre vie.
Parce que, quand on tire le fil, c’est tout le tricot qui vient ! Sans grec, pas de latin ; sans latin, pas de français ; et sans une langue pour la formuler, plus de littérature ni de pensée – hormis peut-être la « déconstruction » derridéenne, qui ne fait que théoriser le vide…
Contre cette pulsion de mort qui ronge notre civilisation épuisée et amnésique, Jacqueline de Romilly se fait l’avocate de l’enseignement, le vrai : pas seulement l’acquisition de savoirs immédiatement utiles, mais la formation de l’esprit. Impossible d’apprendre à comprendre sans renouer le contact avec ceux qui l’ont fait avant nous. Comme dit ma copine Jacqueline, « on ne pense jamais tout seul ».
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