Dans le semi-remorque de la rentrée littéraire 2009, les revues spécialisées ont dénombré six cent cinquante-neuf romans, y compris les produits d’importation. À force d’en lire les recensions, je me suis rappelé que moi aussi je devrais en pondre un – et que même, selon mes meilleurs amis, ça devrait être fait depuis longtemps ! D’après ce que j’ai compris, un roman, par les temps qui courent, ça vous pose son homme. C’est une carte de visite, un diplôme. Au pire, un truc un peu comme le bac : on ne peut rien faire avec, mais on ne peut rien faire sans. Le problème, c’est que je n’arrive même pas à en lire[1. Des romans.]. J’ai longtemps hésité avant de faire ce coming-out : est-ce bien utile de se déconsidérer ainsi alors que, pour la première fois dans l’histoire de l’écrit, le genre romanesque est devenu à lui seul synonyme de littérature – tout le reste (essais, pamphlets, poèmes, récits, journaux…) étant entassé au rayon « divers » ?
C’est Jules Renard qui m’a décidé. Collégien, j’avais trouvé son bref Poil de carotte « long et plat comme le sabre de Charlemagne » – comme disait mon maître Charles Pasqua. Et surtout dispensable, alors qu’il m’était imposé ; son Journal, c’est tout l’inverse : indispensable et sous-estimé. Ce trésor à portée de main, comme d’habitude, je ne l’ai découvert que bien plus tard[2. Ça me rappelle le beau thème du concours de poésie organisé par Charles d’Orléans : « Nous mourons de soif à côté de la fontaine. » Même qu’à ce qu’il paraît, c’est Villon qui a gagné.] : le temps que soit passé l’arrière-dégoût de gavage scolaire qui m’avait tant fait de mal. Et c’est en le lisant que j’ai compris: idéalement, j’aurais souhaité que le petit Jules commençât son Journal vingt ans plus tôt – et qu’il nous raconte ainsi son enfance malheureuse et sa maman méchante au jour le jour, à chaud, à vif.
C’est absurde, je sais, mais c’est juste pour que vous compreniez. Avec tout son talent, le Renard romancier me touche infiniment moins que le diariste. Or tout le monde n’est pas Jules Renard, et plus personne ne tient son Journal.
Je parle ici bien sûr du seul vrai Journal, celui à qui l’on peut tout confier : le posthume. Le dead man writing effraye à juste titre les survivants: il tire sur tout ce qui bouge sans se soucier des représailles.
Tel n’est hélas pas le cas de son entourage. Léautaud vivait dans la terreur que son Journal soit caviardé… comme celui de Renard. Marinette, son épouse aimante et attentionnée, n’en a pas moins autodafé allègrement une bonne moitié, avant de s’exclamer devant ses éditeurs : « Maintenant, vous pouvez être tranquilles : nous avons tout brûlé ! » Quel gâchis, soit dit en passant : que Mme Renard n’a-t-elle conservé et transmis ces quelque mille pages qui, un siècle plus tard, ne provoqueraient plus la moindre polémique – faute de combattants ?
Cependant, les mille pages qu’elle a bien voulu nous laisser suffisent pour apprécier l’œil et la plume de cet oiseau rare. Je sais bien que, ces décennies-ci, la mode serait plutôt à Saint-Simon. Mais l’exercice n’est pas le même: le duc parle de tout sauf de lui; en parlant de lui, Jules Renard parle de tout.
Et ce qui le rend crédible quand il croque les autres, c’est l’allant avec lequel le Renard se déchiquète lui-même. Tout au long du Journal, il n’a de cesse d’étaler ses contradictions intellectuelles de démocrate hostile au suffrage universel ; d’antimilitariste revanchard ; d’athée interpellant Dieu ; de révolté, mais surtout à l’idée de n’être pas académicien Goncourt ; de « socialiste, mais pas pratiquant », comme il dit joliment.
Sur le plan moral, c’est pire ! Il faut lire, en date du 1er janvier 1895, cet examen de conscience qui est à mes yeux un des sommets du Journal – et dont je ne résiste pas au plaisir de, etc. : « De plus en plus égoïste: rien à faire. (…) M’être trop réjoui en m’apitoyant sur la malheur des autres. (…) Trop fait le petit garçon avec mes maîtres, et, avec les plus jeunes que moi, le bon grand homme qui ne fait pas exprès d’avoir du génie. Trop regardé aux kiosques pour voir si on me reproduisait (…) Trop aimé mes enfants, par pose de bon papa, trop étalé l’indifférence de mon cœur à l’égard de ma famille. M’être trop attendri sur les pauvres, auxquels je ne donne rien sous prétexte qu’on ne sait jamais (…) M’être trop noirci quand je savais qu’on n’allait protester, avoir trop flatté pour qu’on me flatte. Je suis un misérable, je le sais. Je n’en suis pas plus fier. Je le sais, et je continuerai. »
Comment, s’il vous plaît, ne pas aimer cet homme qui n’est dupe de rien, surtout pas de lui-même, et qui le dit si bien ? Même si, là encore, il se « noircit » : l’arriviste au cœur sec qu’il dépeint est aussi, est surtout une âme écartelée, avide d’affection et rongée par le doute. Il doute des autres, de lui-même, de son œuvre, et du sens de tout. Il pleure son père suicidé, hait indéfectiblement sa marâtre et voue à Marinette un amour magique : « Je t’ai aimée comme la nature, je t’ai regardée comme un bel arbre, je t’ai respirée comme une haie en fleurs, je t’ai savourée comme la prune ou la cerise », écrit-il deux ans avant sa mort.
Voilà ! J’espère bien avoir l’occasion de reparler de mon Jules, moraliste, ironiste et poète, y compris dans ces colonnes virtuelles. En attendant, à ceux qui seraient passés à côté, je ne saurais trop conseiller de se plonger dans ce journal indémodable, et pour cause : en fait de nature humaine, mutatis mutandis, rien ne change.
« Il faut feuilleter tous les livres et n’en lire qu’un ou deux », notait Renard en date du 15 août 1898. S’il avait raison, alors son Journal est l’un des deux.
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