Un bon ami allemand, diplomate en retraite et francophile endurci, me faisait récemment remarquer que, pour la première fois dans l’Histoire, la Chine était devenue le premier partenaire commercial de l’Allemagne. Certes, prise dans son ensemble, l’Union européenne demeure la première destination des exportations allemandes, mais la tendance est là : les BRICS[1. Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.] et assimilés pèsent d’un poids croissant sur le plateau exportation de la balance commerciale de la République fédérale. Cela n’a rien d’étonnant, puisque l’industrie allemande met à la disposition des économies émergentes les biens d’équipement très compétitifs en termes de prix et de qualité dont elles ont besoin. Grands groupes industriels et PME d’outre-Rhin se soutiennent mutuellement pour mettre en place une politique de l’offre à l’exportation ne négligeant aucun segment, ne laissant aucune niche inoccupée. Ces dernières années, on a même vu l’agriculture et l’industrie agro-alimentaire germaniques dépasser la France pour l’exportation de ses produits.[access capability= »lire_inedits »] Ainsi, sur le marché hebdomadaire du samedi matin de Sallanches (Haute-Savoie), le bleu de Bavière est présent à côté du roquefort, du bleu d’Auvergne et de la fourme d’Ambert sur l’étal du fromager, et il marche bien : la ménagère de moins de 50 ans chargée de famille estime que son rapport qualité-prix est tout à fait convenable. De toute façon, un bleu est un bleu, et le plus chauvin des gastronomes devra convenir, dans une dégustation à l’aveugle, que le fromage produit par les types en culotte de peau et chapeau à plumet n’a pas à rougir face à la pâte persillée des Auverpins…
Autant dire qu’à Dallas, Shanghaï ou Johannesburg, les importateurs de produits laitiers transformés vont privilégier le fromage susceptible de leur faire gagner de l’argent car il tombe pile dans la gamme de prix et de qualité souhaitée par le plus grand nombre. Les riches et les snobs des élites mondialisées continueront, certes, à ne jurer que par le roquefort : elles auront gastronomiquement raison, mais économiquement tort. Or la compétitivité allemande, ce n’est pas seulement l’excellence de ses automobiles haut de gamme, mais aussi et surtout la petite différence, de prix ou de qualité, qu’elle réussit à établir au détriment de ses concurrents sur des produits standard. Dans cette compétition, tout ce qui n’est pas interdit est permis, comme l’emploi de saisonniers polonais payés 5 euros de l’heure pour cueillir les asperges prussiennes qui arrivent ensuite, triomphantes, à Rungis…
Si je me permets, au risque d’irriter le lecteur, de filer la métaphore agroalimentaire pour en arriver au coeur de mon propos sur le projet géopolitique de l’Allemagne d’Angela Merkel, ce n’est pas seulement par souci pédagogique. Il faut bien comprendre, aujourd’hui, que les analyses des économistes et éditorialistes qui expliquent l’attitude des dirigeants allemands par le poids du passé (angoisse du retour de l’inflation, refus du centralisme politique et du rôle directeur de l’État dans l’économie) sont à côté de la plaque. La politique allemande n’est plus surdéterminée par le passé, mais par l’avenir à moyen et long terme.
L’état actuel de l’Union européenne, celui de la zone euro, conviennent parfaitement à l’économie allemande : la valeur de l’euro par rapport aux principales devises ne constitue pas un handicap pour ses exportations, et les entreprises profitent à plein du « spread » des taux d’intérêt dont elle bénéficie par rapport aux autres pays de l’UE. Elles peuvent ainsi financer leurs investissements à des taux imbattables.
Mais cette situation demeure fragile : la crise des dettes souveraines des pays du Sud secoue l’ensemble de la zone euro, plaçant l’Allemagne devant un choix difficile : soit elle participe activement au sauvetage de la monnaie unique en se portant au secours des pays attaqués par la spéculation financière, soit elle prend acte de l’impossibilité de partager une monnaie avec des nations culturellement inaptes à gérer à l’allemande les finances publiques. Le choix d’Angela Merkel, depuis le déclenchement de la crise grecque, a été de faire tout ce qui était en son pouvoir pour maintenir le « ni-ni » qui convient, à court terme, à la défense des intérêts de l’Allemagne : ni solidarité automatique avec les pays en difficulté, ni dynamitage de la monnaie unique par la création d’un « euromark » avec les seuls pays acceptant de soumettre leur gestion budgétaire à des critères édictés à Berlin.
Cela consiste à desserrer juste ce qu’il faut la corde qui étrangle la Grèce, l’Espagne ou le Portugal pour éviter à ces pays la banqueroute totale, tout en refusant d’appliquer de manière pérenne à la zone euro le type de solidarité en vigueur, par exemple, entre les Länder allemands. Quelles sont les raisons de ce comportement ? La proximité des élections au Bundestag n’explique pas tout. Certes, l’hostilité viscérale de son opinion publique à toute mutualisation des dettes européennes n’incite pas Angela Merkel à la souplesse. Mais il ne faut pas s’attendre, une fois les élections passées, qu’elle, ou son éventuel successeur social-démocrate, desserrent les cordons de la bourse pour aider efficacement les pays du « Club Med ». Pour la bonne raison qu’ils n’ont aucune confiance dans la capacité de ces pays à tenir leurs promesses.
C’est ce que les économistes appellent « l’aléa moral », un risque que les Allemands s’efforcent, par tous les moyens, de réduire au minimum. « Vertrauen ist gut, Kontrolle ist besser ! » (La confiance, c’est bien, le contrôle, c’est mieux !) : cette maxime datant des négociations de désarmement nucléaire entre l’Occident et l’URSS devient désormais le leitmotiv des négociateurs allemands dans les instances européennes. Le droit supplante alors la politique et le capitalisme rhénan, réputé bon-enfant, se mue en ordo-libéralisme de père Fouettard. Le ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, suggère même de donner au commissaire européen à la monnaie unique le pouvoir de renvoyer devant les Parlements nationaux les budgets qu’il juge trop dépensiers. Le projet d’union politique concocté à Berlin revient, dans son principe, à étendre à l’UE le système fédéral allemand, la solidarité entre les Länder riches et les Länder pauvres en moins.
Cela n’a pas échappé à François Hollande : dans l’entretien qu’il a accordé, le 17 octobre, à cinq grands quotidiens européens, le Président français conditionne son adhésion au projet Merkel à l’acceptation, par cette dernière, de la mutualisation partielle des dettes souveraines et de l’émission d’eurobonds par la Banque centrale européenne. Que Bernard Guetta s’étrangle de rage sur France Inter à la lecture de cet entretien est un bon signe : cela prouve que Hollande est à même, pour l’instant, de résister aux braillards fédéralistes.
Les choix stratégiques à moyen et long terme des Allemands sont plutôt extra-européens : partenariat énergétique avec la Russie et délégation de la sécurité aux États-Unis par l’intermédiaire de l’OTAN. Le refus, par Berlin, de la mégafusion BAE-EADS est un clou supplémentaire dans le cercueil de la défense européenne autonome. Le divorce Areva-Siemens, et l’alliance de ce dernier avec le russe Rosatom, pour être présent sur le marché mondial des centrales nucléaires, démontrent que la belle histoire d’Airbus et d’Arianespace n’est pas près de se renouveler. L’Allemagne a fait ses choix, qui seront suivis par les pays qui partagent sa vision du monde ou qui dépendent totalement d’elle. La France vit encore dans l’illusion que Paris et Berlin avancent, grosso modo, dans la même direction. Il est temps de redescendre sur terre.[/access]
*Photo : World Economic Forum
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