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Qui chroniquera le Covid-19?

Nos braves auteures n’ont pas le goût de la bravade. Elles ont les réflexes de classe en héritage.



Au secours ! Bernard Frank, Alexandre Vialatte ou Jules Renard, revenez dans la presse écrite !


Quelques écrivaines humanistes à inclinaison victimaire ont bien essayé de prendre le pouls du pays, de saisir l’effroi, de poser des mots sur le virus tueur, de trouver un ton vaguement cajoleur sans y parvenir.

L’idéologie majoritaire pervertit les chroniques confinées

Elles ne sont pas à la hauteur de l’événement, trop confites dans leur milieu culturel et elles manquent d’une pratique régulière. Chroniquer l’actualité est un art qui demande de la distance, de la constance, de la férocité, de l’étrangeté aussi, ne pas coller aux faits aveuglément, savoir les percuter de côté pour emporter le lecteur ailleurs, l’extraire de sa gangue protectrice, tout en l’informant par la bande. Oui, le secouer de ses habitudes pantouflardes et trouver des formules qui, au soir couchant, le berceront d’une ironie douce. Nos braves auteures n’ont pas le goût de la bravade, des échappées solitaires, elles ont la phrase poussive et les réflexes de classe en héritage. L’idéologie majoritaire a perverti leurs billets, sentencieuses cartes postales de collégiennes en difficulté scolaire. Elles n’auront jamais l’humeur taquine ou maussade, noire ou pétroleuse, elles ne savent qu’ânonner le réel. Leur résultat tient plus du grossier tricotage que de la chronique cavalcade. La plume est engorgée, la vision est obstruée par un fatras de prudentes convenances et de fausses pudeurs, de combinazione et surtout de la peur de perdre leur influence dans les librairies.

Rien de pire qu’un chroniqueur radin

Je ne reprocherais jamais à un auteur de penser bassement si dans ses papiers circulent au moins un jus, un filet qui le distingue de ses confrères. J’accepte de me vautrer dans la prose d’autrui, même de payer un journal papier, si le chroniqueur me fait partager son talent, sa morgue, ses pulsions ou ses écœurements. Il n’y a rien de plus détestable et impoli qu’un chroniqueur radin, travaillant à l’économie, soupesant ses signes comme un communicant rédige un dossier de presse avec modération et pondération. Le lecteur n’attend pas une leçon de morale vaseuse ou un tirage à la ligne fainéant. Il veut que les mots s’entrechoquent, que la phrase ne soit pas en salle de réanimation, que l’article suspende le temps, durant juste quelques minutes. C’est trop demander, j’en conviens, nous sommes à l’ère du formatage en cascade et des réciteurs subventionnés.

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Longtemps dans nos journaux, il y eut des feuilletonnistes qui piquaient notre curiosité au vif, ils nous prenaient à rebours et nous aimions ça. Leur prose dissonante avait des effets euphorisants sur notre santé. Aujourd’hui, entre le commentaire du commentaire et la rédaction glaiseuse, les lecteurs se sentent abandonnés. Nous exigeons notre dose quotidienne (ou hebdomadaire) de fulgurances. Faites chanter l’imprimé, mesdames, décorsetez vos lignes ! La chronique est justement le lieu de percussion entre la littérature et le journalisme, elle emprunte aux deux ce qu’ils ont de meilleur.

 « Les vrais feuilletonnistes meurent à la tâche »

Après avoir écouté des heures durant les chaînes d’info, fait la comptabilité morbide avec un professeur et pointer les carences de l’état, notre appétit de lecture n’en demeure pas moins insatisfait. Nous restons sur notre faim. Ce matin, je donnerai cher pour lire un billet ensorceleur de Bernard Frank (1929-2006) sur le Covid-19, comment ce virtuose vachard et désabusé aurait traité la situation actuelle ? Comment s’y serait-il pris pour libérer un sujet aussi confiné ? Nos chères écrivaines pourraient s’inspirer de cette réflexion recueillie dans son feuilleton Solde (Flammarion/dernière réédition 2010) : « Un livre, c’est souvent plus sale, plus humiliant qu’un article. Ça débute à reculons, ça n’avance pas, ça bute (ce qui est déjà un progrès sur le début), brusquement ça n’en finit pas. Ça se termine en détresse comme un bateau qui va couler, ça se fait vite à la fin que l’on n’a pas toujours le temps de sortir de son livre. Les feuilletons pour l’écrivain, ce sont des piqûres, des injections d’amour-propre qu’il s’offre […] Les vrais feuilletonnistes meurent à la tâche ». Autre phénomène de la presse d’antan, Alexandre Vialatte (1901-1971) aurait esquivé, comme à son habitude, dans le quotidien La Montagne (L’Auvergne produit des ministres, des fromages et des volcans), préférant s’aventurer dans le burlesque et le fantastique au lieu de s’accrocher au triste bilan sanitaire. La chronique ne répond à aucune norme AFNOR, elle n’est soumise à aucun embargo. Vialatte n’a-t-il pas écrit que ce curieux mois d’avril a « vu naître la draisienne, le vélo pliant et Landru » ! Quel sort aurait-il pu jeter au Covid-19 ? Et si le plaisir du lecteur, son souffle salvateur se nichait dans le Journal de Jules Renard (1864-1910). En cette année 1899, au mois d’avril également, il écrivait : « Sors, va ! Promène-toi ! Le beau temps perdu ne se retrouve jamais. Deux canards traversent les airs à des hauteurs où notre cruauté n’atteint pas ». Lire les grands chroniqueurs, c’est retrouver un peu de notre liberté perdue.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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