L’écrivain franco-algérien est l’otage d’un régime totalitaire qui profite de nos lâchetés. Pour son ami Arnaud Benedetti, le soutenir est un devoir moral et une nécessité vitale.
Que dire de Boualem Sansal, si ce n’est qu’il est un esprit libre, un esprit spontanément amical, un esprit curieux qui pour être l’un de nos plus grands écrivains francophones ne joue jamais au « grand écrivain », ne pontifie jamais, ne prend jamais aucune posture. Sa simplicité est le gage de son authenticité, et cette authenticité est le signe de la seule autorité qui, dans notre monde d’artifices, fasse foi. Sansal est tellement libre dans sa tête qu’il pensait l’être jusqu’en Algérie, non pas en raison d’un régime qui ne peut l’être structurellement, mais parce qu’il estimait que sa parole, là-bas, n’avait que peu de poids. Sans doute a-t-il sous-estimé, lui ce grand modeste, ce vrai gentil, la force de ses mots. On n’écrit jamais impunément, dès lors que l’on est tout de sincérité, et que cette sincérité s’indexe sur une certaine forme de naïveté. Le paradoxe de Boualem est d’être tout à la fois trop bon et trop conscient de la charge du monde. Il se refuse à croire possibles toutes les perversités de ses contemporains, il sous-estime les dangers qui le guettent, alors qu’il ne manque pas de saisir ceux qui menacent notre époque. Cette dissonance constitue le piège qui, à tout moment, pouvait se refermer sur sa destinée. Les dieux n’oublient jamais de nous rappeler à notre condition. Ils nous soufflent…
À la fois libre et trop conscient de la charge du monde
Certains, en France, s’interrogent sur cette expression franche et lucide à laquelle Boualem Sansal s’astreint pour ne jamais renoncer à sa liberté, cette manière débonnaire d’aller à la vérité avec fatalité et décontraction ; ils sèment les graines du soupçon. Que leur dire ? Ce n’est ni le lieu et encore moins le moment, mais leur absence de générosité n’est même pas compensée par la subtile compréhension d’une situation. Ils parlent dans le confort de l’idéologie bien-pensante, assis dans les salons de leurs certitudes, celles qui ne coûtent rien et rapportent gros socialement. Ils parlent d’un homme que l’on a enfermé dans l’obscurité d’un cachot, d’un homme dont la seule richesse est d’écrire, de témoigner, de lancer des bouteilles à la mer dans un océan de quasi-indifférence occidentale, d’un homme qui, de son Orient natal, prend tous les risques pour nous alerter.
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Sur la ligne de crête de l’histoire, là où grondent les rumeurs de la tragédie, il scrute, forant toujours plus loin dans les profondeurs de temps immémoriaux, pour mieux saisir ce que les civilisations ramènent, tel un ressac, à la surface de leurs obsédants imaginaires. On ne connaît bien le monde qu’en ne le réduisant pas à des abstractions. Ce que dit Sansal, c’est précisément ce qu’il voit, ce qu’il vit, ce qu’il touche au quotidien. Il a connu l’Algérie sous toutes ses coupes géologiques : celle de l’indépendance et du FLN tiers-mondiste, celle de la bureaucratie paralysée et paralysante, celle des compromissions de tous les jours avec les oligarchies militaro-policières, celle des convulsions d’une guerre civile contre l’islamisme dont il a expliqué qu’il n’était que la suite logique d’une pratique du pouvoir qui l’avait nourri… Sans doute est-ce parce qu’il a révélé ce secret de famille, cette genèse indicible, qu’il a touché là à un nerf sensible de la société algérienne. Pour vivre sans inquiétude, il ne faut pas remuer la bête dirigeante dans ses contradictions. C’est un choix que beaucoup font, la majorité même, mais d’autres, parce qu’ils ne peuvent se résoudre à un éloignement qu’ils jugeraient coupable, dès lors que leur conscience leur dicte d’affronter le réel les yeux ouverts, ont pris de ces chemins escarpés qui mènent à la plus grande mais à la plus dangereuse des lucidités.
Un veilleur
Sansal est un veilleur, et c’est ainsi qu’il faut l’imaginer dans sa cellule, continuant son combat avec la stoïque détermination de ceux que l’on ne peut véritablement enfermer. Pour autant, c’est à cette souffrance fraternelle qu’il nous faut penser, à lui l’ami, qui, dans la solitude du prisonnier, ne doit point trop savoir ce que nous, de l’autre côté de la Méditerranée, nous faisons pour lui ; lui qui a tant fait pour nous. Il est l’otage non seulement d’une relation aussi torturée que torturante dont il a saisi avec fulgurances les arcanes complexes, mais aussi des haines recuites des uns et des lâchetés persistantes des autres. À ceux qui doutent et qui savent que là-bas, comme le disait Camus, il y a « les déchirements du oui et du non, de midi et des minuits, de la révolte et de l’amour, pour ceux enfin qui aiment les bûchers devant la mer », un homme attend d’eux, du fond de ses doutes et de ses espoirs, que l’on ne renonce pas à lui parce que cela ne serait rien d’autre que de renoncer à nous-même et au bien le plus précieux qu’il nous soit donné de préserver : notre raison, condition de notre dignité. Oui, soutenir Boualem Sansal est non seulement un devoir moral mais une nécessité vitale. Alors soutenons-le, sans réserve et sans trembler. Sa dissidence est la nôtre.
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