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Qui a osé humilier Christine Ockrent ?


photo : rsepulveda

Miracle ! Christine Ockrent s’est laissé convaincre par Benoît Hamon des bienfaits de l’égalité réelle. La voilà qui, comme n’importe quelle caissière à temps partiel imposé traquée sans relâche par un chef de rayon, porte plainte contre X pour harcèlement moral, X étant plus ou moins, tout de même, le PDG de l’audiovisuel extérieur de la France.

L’histoire est savoureuse comme une fable de La Fontaine: il est en effet intéressant de se souvenir de qui était Christine Ockrent de retrouver le sens de la lutte des classes et de la dignité au travail. Pendant des années, elle a animé une émission politique le dimanche soir pour une chaîne du Service public. On peut se demander si ces débats à sens unique servaient l’intérêt général ou plutôt ce qu’Alain Minc, d’ailleurs invité récurrent appelait, avec cette arrogance élitiste qui est l’une des explications du score de Marine Le Pen, « le cercle de la raison ». Ce « cercle de la raison » dont Christine était la reine, était celui des hommes politiques, politologues, sociologues et économistes qui estimaient que le libre-échange, l’Europe de Bruxelles, la fin de l’Etat-providence, n’étaient même pas sujet à discussion, ce qui est un comble dans une émission de débats, si on y songe cinq minutes.

Mais Christine Ockrent savait y faire et ses questions demeuraient passionnantes et ouvertes. Dans les années 1993/95, on s’empaillait sur des sujets douloureux : « Edouard Balladur est-il un bon candidat pour la droite ou le plus grand premier ministre que la France ait connu ? » ou « Le parti socialiste doit-il se moderniser ou arrêter d’être socialiste ? » Ensuite, Serge July livrait ensuite son analyse. Serge July venait ou était sur le point de quitter Libération. En même temps comme Libération avait quitté Libération depuis le milieu des années 80, ce n’était plus très grave.

Bien sûr, pour ceux qui n’avaient pas lu la Lettre à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary de Guy Hocquenghem (1986) ou Chronique d’une liquidation politique de Frédéric Fajardie(1993), deux ex-maoïstes qui l’avaient bien connu, Serge July pouvait faire illusion dans le rôle de chroniqueur de gauche. De gauche, mais dans le cercle de la raison, bien entendu. Pas de gauche avec des gros mots comme, « taxation des flux financiers », « fiscalité redistributive », voire « relance de la consommation par l’augmentation du pouvoir d’achat ».

Je crois me souvenir qu’à un moment l’émission de Christine Ockrent s’est appelée France Europe Express et se passait dans un décor de wagon. Enfin, un wagon tel que l’imaginent Christine Ockrent et ses amis du cercle de la raison : une super première classe sans « carré enfant », sans portables qui sonnent, sans le bourdonnement furieux de l’Ipod de votre voisin qui se fait exploser les oreilles, ce qui est son affaire mais qui vous empêche de lire parce que vous avez l’impression qu’une nuée de mouches vole autour de votre livre.

En tout cas, la métaphore était parlante. On était tous embarqués de gré ou de force, destination Bruxelles, sa Commission, ses déréglementations.
Dans France Europe Express, on invitait en duplex un député européen d’un autre pays pour discuter avec l’invité politique français. Qu’il fût italien, anglais, letton ou polonais, socialiste libéral ou libéral socialiste (il n’y a plus que ça ou presque au Parlement Européen), le député nous disait avec le sourire et un accent charmant à quel point nous serions un pays formidable si seulement nous comprenions que la protection sociale, le droit du travail et toutes sortes d’autres vieilles lunes étaient obsolètes et que nos syndicats nous faisaient beaucoup de mal avec leur corporatisme.
Et sous le regard aigu de Christine Ockrent, l’homme politique français faisait acte de contrition, remerciait l’ami étranger du bon exemple qu’il donnait.

Dire qu’il a fallu que je supporte cela pendant des années avant d’atteindre enfin les rivages heureux du Ciné Club, son générique avec baisers de stars hollywoodiennes se superposant en fondu enchainé et le débit si particulier de Patrick Brion m’annonçant que j’allais enfin revoir, et tant pis si c’était pour la dixième fois, Le fanfaron (1964) de Dino Risi avec la toute divine Catherine Spaak. C’est pour cela que je m’en souviens de manière un peu floue : l’heure feutrait les propos des invités qui étaient tous d’accord et il est dur de se passionner pour des robinets d’eau tiède. J’aurai néanmoins appris, avec Christine Ockrent, le mépris, voire l’agressivité froide dont peut faire preuve une « grande professionnelle » avec les politiques qui ne rentrent pas dans le moule. Elle a dû par la suite transmettre son savoir-faire à Arlette Chabot. Ces deux-là ont réussi à rendre Olivier Besancenot sympathique à force de lui rentrer dans le lard, ce qui est un exploit assez remarquable. À moins que rendre populaire un leader d’extrême gauche qui ne veut pas du pouvoir ait été une stratégie concertée pour réduire comme peau de chagrin l’espace politique d’une autre gauche de rupture prête à prendre ses responsabilités, mais ça, je n’ose le penser.

J’ai assez peu suivi par la suite la carrière de Christine Ockrent qui est devenue patronne d’un machin appelé « Audiovisuel extérieur de la France » avec une chaîne qui serait la CNN à la française[1. Sur laquelle on a au moins la chance de tomber sur Gil Mihaely qui y commente brillamment l’actualité internationale, en français ou en anglais. EL]. En même temps, elle était l’épouse du ministre des Affaires étrangères mais tout cela n’est qu’un détail dans la France de Sarkozy. On ne va tout de même pas soupçonner des consciences morales aussi élevées que celles de Bernard Kouchner et la parangonne du journalisme d’élite de vulgaires conflits d’intérêt.

Dans son nouveau job, à la tête de l’audiovisuel extérieur, loin des caméras, ça s’est très mal passé apparemment. Elle n’était pas toute seule à commander. Et elle a été victime d’une plainte pour espionnage informatique de l’autre chef. Alors voilà ce qu’elle déclare au Monde : « Depuis quatre mois, je n’ai plus accès à aucun dossier et je vis dans un climat de violence, d’humiliation et de souffrance intolérables. Je ne peux plus jouer mon rôle, surtout au moment où s’accélère le projet de fusion entre les différents médias du groupe. C’est une véritable torture morale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai décidé de réagir. »

Ces propos pourraient être tenus par des milliers de travailleurs français, ouvriers ou cadres. Ils sont parfaitement révélateurs de ce que sont devenus les rapports sociaux dans le monde du travail. Avec une petite différence : la victime lambda n’est pas invitée à s’exprimer dans un quotidien national et il y a beaucoup mais alors beaucoup moins de zéros sur ses fiches de paie.

Pour le reste, sans défendre la pédagogie par la punition, on serait tout de même tenté de lui dire : « Ça t’apprendra. » Mais ce serait stérile. Proposons plutôt à Christine Ockrent de se syndiquer pour défendre ses droits. Ca ne fait pas tellement « cercle de la raison », le syndicalisme, les prud’hommes, c’est même franchement archaïque comme disaient si souvent ses invités mais bon, quand nécessité fait loi…



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