Après sa Lettre d’un hussard de la République, l’ancien professeur de Trappes, Didier Lemaire, qui avait lancé l’alerte sur la radicalisation de la ville, précise sa pensée et remet, si l’on peut dire, l’église au centre du village, en publiant une Petite Philosophie de la Nation visant à nous rappeler ce qui est censé tous nous unir et ce qui menace le socle même de notre union. Quoi de plus efficace et pédagogique que la philosophie pour redéfinir les mots et les concepts qui cimentent notre quotidien mais semblent plus que jamais nous échapper ?
CAUSEUR. Didier Lemaire, notre époque sait-elle encore ce qu’est une nation, ce qui la constitue et pourquoi il faut la défendre ?
DIDIER LEMAIRE. Quand j’ai commencé à réfléchir à cette notion, je me suis rendu compte que celle-ci n’allait pas de soi. C’était une notion pour moi assez vague, évoquant à la fois des périodes historiques marquées par la violence et l’union des citoyens au-delà de leurs inclinations politiques. Notre époque semble l’assimiler à la population d’un « territoire », comme si elle n’était en rien essentielle à la démocratie et à la République. En creusant la question, je suis allé de découverte en découverte. En tout cas, aujourd’hui, nous ne semblons pas seulement avoir oublié le sens de la nation : nous l’avons abandonnée à différentes forces qui sont en train de la détruire. Si j’ai essayé, dans mon livre, d’en construire un concept philosophique rigoureux, c’est qu’il m’a paru que cette démarche était un préalable indispensable si nous voulons réparer la nation.
Vous rappelez aussi que la Nation fut historiquement une invention de gauche, durant la Révolution française. Et vous accusez cette même gauche d’avoir finalement abandonné la question de la nation aux nationalistes.
Oui, c’est la gauche qui a inventé la nation : c’est la partie gauche de l’Assemblée nationale qui a décidé en effet que cette assemblée, qui réunissait pour la première fois l’aristocratie, le clergé et le tiers état, deviendrait désormais souveraine et que ni le roi ni la religion ne lui dicterait plus ses lois. Peut-être serait-il plus juste de dire que c’est la nation qui a inventé la gauche. La gauche n’existait pas avant ce vote. Or, pour que le vieil ordre politique craquât et qu’une telle fusion entre ces trois groupes sociaux hétéronomes se produisÎt, il fallut que la société fut déjà profondément transformée. La nation fut une invention, née de l’humanisme, qui considéra les hommes, pour la première fois dans l’histoire, comme des individus. C’est sur la base de la singularité de chaque être humain qu’elle réunit les hommes, et non plus sur celle d’une identité sociale préétablie. Étrangement, c’est ce que la gauche a oublié aujourd’hui, en revenant aux vieilles lunes marxistes. Celles d’une société réduite aux rapports de domination, non plus de classes, mais de races, de religions, de genres et de je ne sais encore quelles « identités ». Pour elle, la nation serait ce que les nationalistes en disent. C’est non seulement faux, comme je le démontre dans mon livre, mais c’est aussi une façon de remettre en cause sa légitimité.
Vous écrivez que “l’égalité veut dire, de la façon la plus générale, ce qui a une même valeur. Être égal, ce n’est pas être identique.” Est ce qu’on est en train, en ce moment, de détourner cette définition de l’égalité ?
Ce qui fonde l’égale valeur de chaque individu, et de chaque citoyen, c’est le fait qu’il soit considéré d’abord comme une personne, c’est-à-dire un sujet doué de pensée, et non une chose, déterminée à être ce qu’elle est en fonction de son origine et de déterminations extérieures. Cette idée semble à présent oubliée. Cet oubli a vraisemblablement été le résultat de la promotion du « droit à la différence » qui remit en cause le droit à l’indifférence propre à l’égalité. Pendant ce temps-là, la gauche au pouvoir entreprit le démantèlement des services publics et la désindustrialisation de la France, mettant à mal l’égalité réelle des citoyens. Cette façon de traiter les individus selon leur supposée « origine » n’est cependant pas propre à la gauche. Elle est partagée par les nationalistes et même par cette sorte d’agglomérat de communicants et de technocrates qui nous gouvernent et qui prônent le « multiculturalisme ». Comme si les hommes devaient être avant tout considérés par leur origine et leur supposée « identité ». Nous arrivons, il me semble, à un point de rupture dans notre histoire. Non seulement nous ne savons plus ce qu’est la nation, mais nous ne voulons plus être une nation. Quel paradoxe pour une nation dont la culture fut sans doute l’une des plus individualistes de toutes !
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Est-ce qu’il n’y a pas eu aussi une volonté de faire passer la nation pour un concept démodé, dépassé, archaïque ? Nous sommes nombreux à avoir grandi avec cette idée que les intérêts de la nation seraient de toute façon vite dépassés par des intérêts supranationaux.
Après le démantèlement par la gauche, puis par la droite, des services publics, il fallut sans doute vendre un nouvel horizon aux Français. Ce fut celui de l’Europe économique et de la mondialisation. Sous couvert du progrès économique, on fit passer la nation pour une chose du passée. Un discours d’autant plus efficace qu’en laissant la nation aux nationalistes, on pouvait en faire un repoussoir… On renonça donc à notre souveraineté nationale, on ouvrit nos frontières, on accueillit même les islamistes à bras ouverts, et notre pays devint peu à peu un «territoire», un espace purement administratif dans lequel n’importe quel groupe vient comme il est, impose ses mœurs et ses lois, y compris quand celles-ci vont à l’encontre de nos principes de liberté et d’égalité. Sous couvert de tolérance, les gagnants de la mondialisation et la petite classe moyenne éduquée triomphèrent.
Vous rappelez dans votre livre que la nation se fonde historiquement sur l’intérêt pour l’individu, cet être singulier. Le recul de la nation irait donc de pair avec le recul de l’individu, selon vous ?
C’est le cœur de mon livre. J’ai montré que cette invention coïncida d’abord avec l’émergence de l’individu puis avec la conscience plus ou moins claire que la société n’est pas un ordre supérieur à l’individu puisqu’elle consiste, essentiellement, dans des rapports de solidarité, d’obligations réciproques, où chacun reçoit et donne à son tour. La nation fut ainsi, selon Mauss, la manifestation d’un « sens du social ». C’est la raison pour laquelle cette communauté de citoyens libres et égaux se donna des services publics, régaliens ou sociaux. On ne peut, à mon avis, comprendre le recul de l’individu et cette obsession pour les identités qui traverse actuellement le débat public qu’à la lumière de cette perte du « sens du social ».
Vous pointez du doigt ce petit travers de notre époque de confondre l’individualisme avec l’égoïsme. Vous écrivez : “L’individualisme, ce n’est pas chacun pour soi, c’est avant tout une morale. Cette morale établit que le commun entre les individus réside dans leur qualité d’homme.” En assimilant l’individualisme à l’égoïsme, fait-on le jeu du collectivisme ?
Exactement. Une partie de mon livre est consacrée à la notion d’intérêt. Je me suis demandé ce qui fonde le lien social. J’ai montré, en m’appuyant sur des sociologues et des anthropologues, mais aussi sur des philosophes comme Aristote, ou plus proches de nous, Bergson ou Popper, que les théories politiques pour lesquelles la société n’est qu’un système de maximisation de l’intérêt, que celui-ci soit égoïste ou collectif, sont fausses. Il est difficile de développer cette idée en quelques phrases. Pour vous répondre, ces conceptions de l’homme font le jeu, en effet, du collectivisme, d’une société où il faut traiter l’individu comme une chose, un échantillon d’un groupe, voire l’éliminer totalement. Elles ont en commun de ne pas reconnaître l’individu en tant qu’être singulier, capable de se dépasser par la pensée, et de se reconnaître en l’autre. Ce sont des conceptions anti-humanistes qui ne peuvent que conduire à édifier des États totalitaires.
En abordant la question de la culture, vous affirmez que, contrairement à ce que les nationalistes prétendent, on ne peut pas fonder la nation sur la culture. Mais vous dites aussi que pour vaincre le nationalisme, il faut que la culture redevienne une source de satisfaction. N’est-ce pas une contradiction ? Quand on dit que les jeunes d’aujourd’hui se cherchent une identité, est ce qu’ils ne se cherchent pas une culture, en réalité ?
La culture est certes la condition de la nation. Mais elle ne définit pas la nation. Quand je dis « la culture », plus précisément, je parle de la culture humaniste, cette synthèse entre la culture grecque, une culture de la rationalité et de l’universalité, et la tradition chrétienne issue d’une religion tout à fait étonnante dans l’histoire de l’humanité car ce n’est pas simplement une religion monothéiste : c’est une religion de la personne. La nation, c’est une tout autre chose : c’est un cadre politique et juridique et la souveraineté du peuple. Et si l’on réduit la nation à je ne sais quelle identité mythique, comme le font les nationalistes, c’est la mort de l’individu et donc la mort de la nation. Un mot sur la culture. Malraux disait que « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert ». C’est pour permettre cette conquête de la culture que la nation protège le patrimoine national, construit des musées nationaux, développe une instruction nationale. L’école est, ou plutôt était, le creuset de la nation. C’était grâce à elle que les hommes pouvaient dépasser leurs origines et acquérir une culture commune, une culture qui les libérait de l’opinion par la science et les ouvrait au monde et aux autres hommes par les humanités. Il y avait un lien vivant entre la culture et la nation. Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’acquérir une culture pour devenir soi-même mais de proclamer je ne sais quelle identité d’origine. Le contraire même de la culture ! Et un moyen de fracturer la nation.
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Vous encouragez, dans votre livre, la notion d’assimilation. Qui dit intégration dit aussi intégration culturelle.
Oui, je n’ai pas peur du mot assimilation. La France a été une terre d’accueil et une terre d’assimilation. On devenait français en adoptant à minima une langue et des mœurs, pas seulement en ayant un titre de résidant. Ce n’est plus le cas à présent. Et quand notre pays est confronté à une force qui veut, comme l’islamisme, la détruire en travaillant la jeunesse issue de l’immigration pour qu’elle ne se sente pas appartenir à la communauté nationale, et pis, qu’elle nourrisse des sentiment de haine à l’égard de la France, la seule réponse de nos gouvernants, c’est la « tolérance ». La République abandonne ses enfants. L’intégration culturelle, pour ce faire, exigerait des mesures drastiques, tant dans la politique du logement qu’à l’école. Mais il faudrait commencer par soustraire cette jeunesse à l’emprise des prédicateurs de haine. Et expulser ceux qui refusent cette intégration en utilisant, par exemple, leurs enfants, pour saper l’école, intimider leurs professeurs et imposer partout les marqueurs de leur sécession.
Vous consacrez un long chapitre aux nationalistes que vous décrivez comme des faux amis de la nation. Utilisent-ils vraiment le concept de nation par simple opportunisme, dans le seul objectif de diviser les citoyens ?
Il me semble, en tout cas, que dans l’Histoire, les nationalistes arrivent toujours à des moments où les sociétés vont très mal… En France, outre l’islamisme, et une immigration mal encadrée, nous avons une fracture territoriale et une fracture sociale qui ne cessent de s’élargir. Et évidemment, quand aucun parti ne répond à ces questions-là, c’est du pain béni pour les nationalistes. S’ils accèdent un jour au pouvoir, ils ne reconstruiront pas la nation. Ils feront ce qu’ils ont toujours fait : ils opposeront les hommes selon leur « identité ». On peut imaginer alors le chaos qui s’en suivrait.
Vous écrivez “La France éternelle du nationalisme, c’est une France qui a toujours été identique à elle-même et qui, dans son rêve, ne devrait jamais changer.” Est-ce que vous ne mettez pas un peu dos à dos les conservateurs et les nationalistes ?
Les conservateurs, pas forcément. Certains d’entre eux sont attachés à la nation et se rendent bien compte de l’urgence de défendre notre culture et de réparer la nation. Les nationalistes, certainement.
Vous faites un excellent portrait dans votre livre des différents totalitarismes, de ceux du passé mais aussi de ceux qui nous menacent actuellement. Vous faites un rapprochement entre totalitarisme et sentiment religieux, en observant que chaque totalitarisme semble fonctionner comme une secte.
J’ai consacré mon dernier chapitre à la tentation totalitaire qui semble traverser une large partie de la gauche aujourd’hui. Comment se fait-il que la gauche, qui a inventé la nation, soit devenue, historiquement avec le communisme, son pire ennemi ? Très schématiquement, il me semble que la petite classe moyenne intellectuelle se trouve, en raison de sa position sociale fragile mais privilégiée, sujette à une culpabilité très forte. L’idée que la société ne serait qu’un monstrueux système de domination, faisant des victimes qu’il faudrait à tout prix sauver, lui permet de se protéger d’un sentiment qui l’empoisonne. C’est la raison pour laquelle, dans les périodes où la nation recule, cette classe de lettrés, de scientifiques, d’artistes, d’enseignants, de journalistes, est séduite par les doctrines qui promettent de remplacer le vieux monde par un monde parfait. Il y a dans ce projet quelque chose de religieux. Comme dans les sectes, les gens n’adhèrent pas à cette idée non parce qu’elle pourrait être démontrée mais parce qu’ils la croient bonne. Et cette idée leur paraît d’autant meilleure qu’elle leur procure le sentiment qu’ils font partie du camp du bien. Débattre avec ces gens-là devient très difficile. Ils vous font des procès d’intention et vous traitent en permanence comme un ennemi, quand ils ne vous ignorent pas totalement.
Vous écrivez que « les totalitarismes ne se reconnaissent pas forcément tout de suite parce qu’ils se développent progressivement ». Pensez-vous que le nouvel antiracisme identitaire est un totalitarisme en devenir ?
Oui, j’essaie de proposer une explication des idées non par d’autres idées, pour sortir de ce cercle, ni par un simple contexte historique, mais par des motivations qui ont une double dimension psychique et sociale. Ces discours sur les identités renferment les prémisses d’une idéologie totalitaire. Car ce à quoi ils s’attaquent, c’est à la possibilité de devenir un individu et la valeur de l’individu. Comme dans le marxisme, la pensée est réduite à l’être ; toute pensée est l’expression d’une origine ou d’un état préétabli. Elle n’a donc aucune possibilité d’être autonome, même par la rationalité. Personne ne peut prétendre penser par soi-même, les idées étant déductibles de l’origine de chacun. L’antiracisme identitaire est un racisme totalitaire : il nie la possibilité, pour chaque être humain, de se définir autrement que par son identité. Il considère, dès lors, que la violence est justifiée puisque l’individu n’a pas de valeur et que seule la violence régit la société.
La langue commune de la nation subit actuellement des attaques idéologiques venant des identitaires de gauche. Pensez-vous qu’il y ait un élément de réponse dans la défense de la langue ou est-ce que c’est un combat perdu d’avance ?
Que la langue devienne un moyen de diviser les hommes qui la parlent en marquant leur camp idéologique constitue un des symptômes de la fracture nationale. Je doute qu’une médecine efficace consiste à lutter contre les symptômes. Il faut lutter contre la maladie. Réparer la nation. Ce combat est-il perdu d’avance ? Mon livre est la réponse d’un professeur de philosophie inquiet, qui fait face à un effondrement de nos services publics – l’école, la police, la justice, l’hôpital, l’énergie, les transports… – et qui voit notre pays livré à des forces qui le minent, y compris à la tête de son gouvernement. Il me paraît indispensable de remettre cette notion à sa juste place si nous voulons pouvoir un jour réparer la nation.