« Il y a dans le sentiment maternel je ne sais quelle immensité qui permet de ne rien enlever aux autres affections », écrivait Balzac. À lire le témoignage de Véronique Roy, mère d’un djihadiste mort en Syrie il y a tout juste un an, l’amour maternel peut en tout cas altérer le bon sens et la faculté d’extrapolation. Il n’est certes pas question ici de reprocher à une mère d’avoir trop aimé son enfant. Ni de pénétrer, au moyen d’hypothèses psychologisantes, dans l’intimité de la dyade mère-fils, au-delà de ce qui a été rendu public. Reste que dès le titre, Quentin, qu’ont-ils fait de toi ?, qui paraît ce mois-ci aux éditions Robert Laffont, prête à controverse. Car si on sait, dès la première page qui est Quentin, l’identité de « ils » est beaucoup moins claire.
S’il avait rencontré un militant de Greenpeace ou de la Fondation Abbé Pierre…
Un morceau d’amour égaré, dirait-on de Quentin, dont on découvre au fil des pages un parcours sans faute, du berceau jusqu’à ses premiers pas dans la vie adulte marqués par la conversion à l’islam et, très vite, à l’islamisme. « On l’a toujours éduqué dans le respect des valeurs de tolérance et d’ouverture. C’est pour ça qu’on n’avait pas rejeté sa conversion », explique Véronique Roy, catholique peu ou pas pratiquante, adepte du yoga et ouverte à l’enseignement du bouddhisme. S’il y a un profil de famille qui prédispose les rejetons à embrasser l’islam intégriste, on ne s’attend pas à le trouver dans la famille Roy. Ainsi, lorsque Quentin prévient ses parents qu’il a une annonce importante à leur faire, sa mère s’attend à un coming out. Pourtant, on n’est pas à Boboland mais à Sevran, une commune de Seine-Saint-Denis à la mauvaise réputation assez largement justifiée. Et le certificat d’islam de Quentin lui a été délivré par l’imam d’Aubervilliers, menacé en son temps d’expulsion par Manuel Valls pour propos homophobes.
La question essentielle demeure : s’il avait grandi ailleurs, Quentin aurait-il pu échapper à son destin ? Grand sportif, assidu, appliqué – il a été inscrit en sciences et techniques des activités sportives à Paris 13 –, le jeune homme aurait pu faire la joie des recruteurs des armées. « Certains auront peut-être du mal à l’entendre, mais je crois qu’il était beaucoup trop pacifiste pour s’engager sous les drapeaux », note sa mère, qui lui offre un livre de Pierre Rabhi et tente de stimuler sa fibre sociale. S’il avait rencontré un militant de Greenpeace ou de la Fondation Abbé Pierre, Quentin serait à présent en train de camper à Sivens ou de lutter contre le mal-logement, soutient Véronique Roy : « Mais à Sevran ou ailleurs, il a croisé les fondamentalistes qui l’ont attiré en lui faisant miroiter les mêmes valeurs : l’éthique, le bien, le mal, l’humanitaire… »
« Ce qui se passe en France c’est la même guerre qui se passe ici, en Syrie et en Irak »
On comprend que « ils », ce sont les « entrepreneurs de radicalité », les pouvoirs locaux passifs, voire permissifs, face à la propagation de la gangrène islamiste, l’État enfin, dont les lois ne semblent plus en vigueur, passé le périphérique. L’argumentation de Véronique Roy ne relève pas seulement de l’égarement d’une mère percluse de douleur. À 20 kilomètres du palais de l’Élysée, se trouve une salle de prières surnommée « la mosquée de Daech ». On pourrait presque en rire si cela ne menaçait pas notre sécurité.
C’est sur un autre point que l’amour maternel de Véronique Roy paraît altérer son esprit critique. Alors qu’elle sait Quentin parti en Syrie, des représentants de l’association de victimes « 13 novembre 2015, fraternité et vérité » la convient à une rencontre entre des proches des victimes et parents de jeunes enrôlés par Daech. Et voici ce qu’elle en retient : « Alors qu’ils ont pour la plupart perdu un être cher dans le carnage de cette funeste nuit, ils nous ont assuré que nos combats étaient les mêmes, que c’étaient des enfants de la République qui avaient tué d’autres enfants de la République et que la société dans son ensemble portait donc une lourde responsabilité. » On sourit amèrement.
Pour commencer, précisons que Quentin Roy, bien qu’il reste à tout jamais l’enfant de sa mère, n’est plus un enfant au moment où il décide de renier la République, ses valeurs et ses principes. Qu’il le fasse sous influence ne suffit pas à le disculper. Jusqu’à preuve du contraire, cet homme de 22 ans n’a pas été forcé d’embarquer sur un vol pour Istanbul. En quoi son acte engagerait-il la responsabilité de M. Dupont ? En quoi devrait-il bénéficier du même statut que les jeunes gens déchiquetés par les balles au Bataclan, alors même qu’en commentant l’événement depuis la Syrie, il n’exprime aucun regret ni ne remet en cause la barbarie de ses coreligionnaires ? « Je comprends que vous soyez choqués, mais il faut que vous compreniez que c’est un temps de guerre aujourd’hui et qu’il faut que vous preniez position. Ce qui se passe en France c’est la même guerre qui se passe ici, en Syrie et en Irak », assène-t-il au téléphone depuis Raqqa. En conclusion, loin d’ignorer les enjeux stratégiques, le fils de Véronique Roy en donne un résumé parfaitement lucide.
À chaque étape brûlée, la famille acquiesce
On ne saurait réhabiliter Eichmann – et j’assume cette comparaison dès lors que le jeune djihadiste, tout comme le criminel nazi, a obéi aux exigences d’un système totalitaire dont il assurait activement l’expansion et espérait la victoire. Et tout comme Eichmann, qui n’a su devant ses juges qu’utiliser la langue du bois du IIIe Reich, Quentin répète les mêmes formules magiques truffées de sourates, trahissant son incapacité fondamentale à se mettre à la place d’autrui et à penser de façon autonome. Assurant seul sa défense, Eichmann comptait éveiller l’empathie de l’auditoire en racontant ses mésaventures de « fonctionnaire exemplaire ». Véronique Roy semble vouloir nous arracher la nôtre en plaidant la dérive sectaire. C’est sa condition morale de survie, on le comprend bien.
Il serait toutefois intéressant de savoir à quel moment précis la mère de Quentin situe le point de non-retour. Car donnant la chronologie exacte de la radicalisation de son fils, Véronique Roy s’abstient de le mentionner. Et pour cause. À chaque étape brûlée, la famille acquiesce – par naïveté, par peur de perdre cet « enfant », qui finira par s’en aller de toute manière. Quentin ne supporte plus la vue d’une bouteille de vin à la table familiale ? On le met à la table des enfants. Il arrête de jouer du piano ? On regrette que la musique soit « haram », mais on ne se formalise pas. Il refuse d’entrer à l’église pour participer à la messe funéraire de sa grand-mère ? On rechigne, on se fâche et on passe à autre chose. On voudrait comprendre ce progressif enlisement de toute une famille dans la folie intégriste d’un des siens. Il faut ajouter l’isolement terrible de cette mère durant des mois et l’absence d’interlocuteur apte à la conseiller ou la soutenir, à commencer par les représentants de la Grande Mosquée de Paris à qui elle s’adresse. L’aboutissement, c’est cette femme aveugle au déraillement d’un jeune qui quitte son travail parce qu’il l’empêche de faire ses cinq prières par jour.
Quelle que soit la compassion qu’elle nous inspire, Véronique Roy a tort de revendiquer le titre de « victime du terrorisme », Véronique Roy atteint des limites. Car si elle est victime, c’est plutôt d’on ne sait quelle « immensité » de l’amour maternel qui l’a empêchée d’affronter la réalité.
Quentin, qu’ont-ils fait de toi ?, Véronique Roy, éditions Robert Laffont
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