«On croise tous les jours des gens morts en dedans, sans que l’on sache vraiment pourquoi…» Ainsi philosophe le jeune auteur Quentin Rouchet, qui publie le roman K. est l’aventure, aux éditions Hiver Nucléaire
Causeur. Après avoir terminé de lire K. est l’aventure, je suis incapable de dire dans quel rayon d’une librairie je pourrais le ranger tant il est à la croisée de plusieurs genres : il y a de la romance, de l’aventure, du réalisme cru, de l’hyperbolique assumé, du sang et des larmes mais aussi de la candeur et de la joie. Ne pas réussir à lui trouver une place fixe dans une librairie ne signifie pas que le livre n’a rien d’un livre, mais plutôt qu’il a en lui de tous les livres. Vous-même Quentin Rouchet, si vous deviez le ranger quelque part, où le feriez-vous ?
Quentin Rouchet. Dans le rayon « amour noir ». Ce n’est pas un petit rayon, je dirais qu’il va de Jean Racine (Phèdre), à Jean-Louis Costes (Guerriers Amoureux). K. est dans la lignée des romans d’amour où l’amour est impossible, où il est fatalement rattrapé par le tragique, quand il n’est pas carrément écrasé sous le poids du monde.
Mon roman est sorti il y a trois semaines et se vend peu (comme à peu près tous les romans qui sortent). C’est que, comme l’amour, le roman devient chaque jour plus incompatible avec notre monde et notre époque. C’est pour ça que j’ai fait un roman d’amour, maintenant je me sens vraiment irrécupérable pour le siècle.
Ce dont je suis curieux, c’est surtout de savoir dans quel étagère mon roman atterri une fois qu’il a été acheté, et je dois dire que mon lectorat, lui, est inclassable. Je sais que K. a été lu et apprécié par un sans-abri, des artistes de droite, des diplômés de grandes écoles, des autistes dans leur chambre, une prostituée… L’amour, comme la littérature, sont des concepts qui ne peuvent s’adresser qu’à des marginaux de tous bords, maintenant. Des gens qui ont le temps et la quantité d’âme nécessaires.
Le personnage principal, qui n’a pas de nom et qu’on appelle le Peintre, mène une romance imaginaire et à sens unique avec K., une fille née dans un songe, qui l’accompagne dans sa vie de tous les jours et qu’il aime. Mais K. m’a semblé être moins un personnage imaginaire qu’un personnage allégorique. Compte tenu de l’immense solitude qui tient lieu d’existence au Peintre, « créer » K. était peut-être pour lui un moyen, paradoxalement, de ne pas devenir fou. K. est-elle, allégoriquement, l’amie des solitaires, ce qui ferait d’elle un pur personnage philosophique ?
Mon héros est un raté total auquel personne ne voudrait ressembler. Il vit avec cet amour, qui est un sentiment trop grand pour lui, c’est ce qui le sauve de son quotidien terrible et vide de sens. Mais il en souffre, si bien qu’à un moment il va hésiter entre demeurer ce que l’on pourrait appeler « un être humain » ou sombrer dans sa routine canapé-magasin-télé, ne rien penser ne rien ressentir jusqu’à l’annihilation de son âme et sa mort physique. On croise tous les jours des gens morts en dedans, qui n’éprouvent plus, semblent vidés de toute intériorité, sans que l’on sache vraiment s’ils ont choisi de se plonger dans cet état pour fuir une lente agonie, ou si des événements particuliers les ont condamnés à cette apathie finale. Moi je fais de l’art vitaliste ; souvent, mes personnages luttent pour ne pas que leur humanité disparaisse, alors qu’ils sont dans un monde lui-même en voie de disparition, ou qui n’existe déjà plus, dans une époque où plus rien ne signifie encore quelque chose.
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Le Peintre, qui est dans la solitude parodique actuelle, où l’on est sans cesse assailli de bruits, de signaux, de notifications, fuit sa réalité comme il peut (de toute façon, il n’y aura bientôt plus de refuges que dans les mondes intérieurs). Cependant, K., pour lui, existe réellement, ce n’est pas une sorte de dédoublement de lui-même. Je suis assez fasciné par le concept des amis imaginaires, j’en ai moi-même plusieurs. L’homme est bon pour mêler ses fantasmes à la réalité et y croire dur comme fer, comme Pygmalion qui tombe amoureux de sa propre statue. Dans le bouddhisme tibétain par exemple, l’on prétend que les moines à l’esprit le plus puissant peuvent créer des êtres de toutes pièces, qui finissent souvent par échapper à tout contrôle (c’est le principe du « tulpa » – qui est en train de devenir une sous-culture sur Internet). C’est un peu ce que l’on cherche à faire avec l’intelligence artificielle, de nos jours.
Les personnages du roman contribuent grandement à lui donner cette ambiance envoûtante et hypnotique. Ils sont à la fois touchants et déroutants. Platon par exemple (homonyme du grand philosophe) a des caractéristiques qui le singularisent excessivement, notamment des sortes de difformités physiques. Pour autant, en tournant les pages, j’avais de l’affection et de l’empathie pour lui tout en remerciant Dieu de n’être pas flanqué d’un voisin pareil ! Cette capacité que vous avez eu de faire accepter au lecteur le compagnonnage de personnages aussi singuliers témoigne-t-elle de l’amour de l’auteur pour les profils atypiques, les marginaux gentils, les laissés-pour-compte du monde des hommes ?
Platon n’est pas un mauvais bougre, oui, c’est juste un vieux gars paumé. Je crois que mon environnement naturel est peuplé de personnages qui, comme moi, sortent peu de leur recoin de monde. Ce n’est pas pour raconter ma vie, mais quand j’avais l’âge d’aller à l’école, je n’y allais pas tellement… la plupart du temps je marchais dans ma ville, et à cette époque je traînais beaucoup avec des gens de la rue (qui sont souvent des gens riches de fulgurances diverses), j’ai aussi passé un peu de temps en foyers pour mineurs et, plus tard, j’ai connu des situations de pauvreté un peu rudes. Au fond, il est sans doute anormal que je fasse des livres et des bandes dessinées ; en dehors de mon cercle d’amis proches, on m’a rarement considéré comme autre chose qu’un cassos, un fou ou un handicapé. Alors, je ne dirais pas que j’ai un attrait particulier pour des gens qui seraient « en décalage », car je me sens moi-même très en marge. Je publie une bande dessinée en chapitres, qui elle est complètement hors sol et déconnectée, qui est une fuite dans un infra-monde, mais dans ce roman je parle de ce que je vois, et que j’ai toujours connu.
Je crois en l’homme (car le désespoir est un péché), mais j’ai de plus en plus de mal à cacher que je ne place pas une énorme espérance dans le salut de la civilisation mondialisée à moyen terme (c’est une idée dans l’air du temps), disons que je crois beaucoup plus au chaos qui avale tout qu’à la social-démocratie pour mille ans. Au fond, j’ai fini par faire de l’art car je trouve ça plus marrant que de mourir de désespoir. Au bout d’un moment, c’était l’un ou l’autre. L’art c’est poursuivre la vie, c’est du sang que l’on verse sur un réceptacle. Quand on fait de l’art avec son sang, ça donne toujours quelque chose. Il fait mettre sa joie, sa haine, sa sincérité. Je crois plus au sang qu’au talent, et je dirais que plus on saigne mieux c’est. Le résultat peut être jugé baroque, tordu, imparfait, cela n’a pas d’importance. Ce qu’il faut c’est saigner assez.
Certaines scènes du roman sont proprement spectaculaires. Par exemple au début, ce moment où Platon emmène le Peintre avec lui dans cette tour HLM lugubre et sinistre qu’ils montent étage par étage, où chaque fois ils font face à des situations toujours plus angoissantes et dérangeantes, m’a donné des frissons, peut-être même des sueurs froides. Pour autant, et pour des raisons que j’ignore, il était inconcevable d’interrompre la lecture, surtout à ce moment-là, parce qu’il y a dans votre écriture, votre découpage, votre rythme, une capacité à accrocher le lecteur, à l’hypnotiser. Vous n’avez pas seulement écrit un livre, vous avez conçu une expérience de lecture.
Déjà, merci pour ces mots gentils qui me donnent de l’énergie. Vers mes dix-sept ans, il m’arrivait d’accompagner un dealer lorsqu’il livrait chez des gens, et on avait fini dans l’appartement d’un couple qui vivait avec ses deux enfants (et à qui on venait de retirer un bébé). Ils avaient réussi à voler un sapin géant dans une zone commerciale, et à le faire rentrer dans leur endroit minuscule, où ils entreposaient des meubles ramassés dans la rue. L’arbre en plastique s’arc-boutait au plafond, et retombait de l’autre côté de la pièce. J’ai ajouté telle quelle cette vision surréaliste dans la scène que vous décrivez.
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Impossible de ne pas dire un mot sur E., personnage central du récit même s’il n’est pas celui qui apparaît le plus. E. est un artiste obscur et fascinant, une sorte de gourou mystique qui réalise des œuvres qui sont des « manifestes » énigmatiques dont on ne sait pas s’ils sont destinés à sauver le monde ou à le détruire. Je l’ai trouvé habité du même charisme, du même mystère que ceux qui enveloppent le personnage de Tyler Durden dans « Fight Club ». On ne sait pas où il va, on sait par contre qu’il y va, irrésistiblement, jusqu’au bouquet final qui laissera le lecteur sans voix. Contrairement à K., E. existe vraiment, de chair et d’os. Comprenez-vous cependant que l’on puisse lui trouver, comme à K., une dimension allégorique, comme s’il était l’incarnation d’une idée, la personnification d’un concept (d’ailleurs, lequel ? K. est rendue possible par la solitude du Peintre, peut-être que E. existe dans ce monde parce que ce monde a besoin de lui pour parachever son autodestruction ou enclencher son sauvetage), comme s’il fallait qu’il existe pour que le Peintre accomplisse son destin. Une sorte de muse involontaire, un passage obligé, un facilitateur inconscient.
C’est drôle, aujourd’hui j’ai reçu le message d’un journaliste à qui j’avais envoyé mon livre, qui a complètement bloqué sur la scène finale du discours de E., et qui me dit qu’il ne peut pas parler du roman à cause de ça. Je crois que ce passage a fait peur à des personnes de mon entourage, aussi… Peut-être que le problème c’est que les gens ne savent plus ce qu’est un roman : quand ils regardent « Batman », ils ne se disent pas que le film, au travers du personnage du Joker, appelle à tuer des gens. D’abord, je dois dire que je comprends E., comme tous les personnages de mon livre. Je l’ai d’abord imaginé comme un méchant caricatural, à la James Bond : il dit quelques vérités mais ses solutions sont trop extrêmes. Il est une sorte d’animal acculé, avec une mentalité de kamikaze. Il ne croit pas à la paix car depuis qu’il est né il a toujours eu la guerre en lui, et il finit par en déclencher une.
Moi, la destruction, je ne suis ni pour ni contre. Bon, disons que quand je marche dans la rue, je suis très pour. J’ai envie de brûler les McDo, les racailles et le mobilier anti-SDF. Et puis après je me calme, comme tout le monde.
Quand on regarde l’histoire du vingtième siècle, on se dit que rien, sans doute, ne pouvait empêcher deux guerres de déchirer l’Europe et une grande partie du monde, c’est comme si une forme de destin noir s’était mis en marche à un moment, que rien ne pouvait arrêter ; comme si les graines de la guerre avaient été semées, et qu’elles devaient prendre racines et tout emporter. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui sentent que l’on arrive en fin de cycle (ce sentiment général de fin des temps est présent partout, dans mon livre), beaucoup de gens sont persuadés que le futur sera sombre, et que quelque chose qui pourrait ressembler à une guerre a des chances d’advenir. Il y a en effet des individus qui sont des éléments déclencheurs, dont la fonction est d’accélérer les choses, comme E. dans mon roman. Cependant je crois que la paix sera plus vraisemblablement mise en péril par des gens en costard du Forum Économique Mondial que par une armée de losers vagabonds sous les ordres d’un leader charismatique.
Rappelons que le roman est illustré, par vous-même d’ailleurs car en plus d’être désormais romancier, vous êtes également dessinateur. Les initiés ont pu suivre sur Youtube, pendant 50 jours, 50 petites vidéos chacune consacrée à une illustration disponible dans le roman. Merci Quentin Rouchet.
Merci beaucoup Jonathan Sturel pour votre intérêt et votre fidélité. C’est un roman que j’ai écrit pour la première fois à dix-huit ans, puis à vingt-quatre, et enfin, à vingt-six ans j’ai décidé d’y ajouter ces illustrations. Je crois qu’elles permettent d’étendre l’imagination du lecteur, plutôt que de la restreindre.
Et merci aussi à Causeur de laisser parler les clochards de l’art.
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