Au-delà des partis politiques officiellement constitués, il y a, dans notre société, des courants intellectuels et politiques assez structurés, que nous pourrions qualifier de partis idéologiques. Ces courants cherchent à imposer leurs thèmes et leurs enjeux dans le débat public, ils souhaitent même définir les termes de ce dernier, en édictant les critères de respectabilité permettant de distinguer les interlocuteurs fréquentables et ceux qui ne le sont pas. Il s’agit, en fait, d’exercer une hégémonie sur l’espace public, d’imposer ses idées comme les seules admissibles à tous les partis politiques – chacun pourra les décliner à sa manière mais aucun ne pourra les remettre en question fondamentalement. Il s’agit en fait de délimiter les limites du pensable et de refouler certaines positions dans le domaine de l’impensable – ceux qui voudraient néanmoins s’en réclamer devraient en payer le prix en subissant une forme d’ostracisme politique. On vise pour cela la maîtrise du vocabulaire : ceux qui déterminent de quelle manière on étiquette les idées et les partis disposent d’un immense pouvoir. Ils peuvent créer un effet d’attraction et de répulsion susceptible de normaliser certaines idées et d’en diaboliser d’autres.
Un de ces partis, et probablement un des plus puissants qui soit, c’est le parti immigrationniste. J’emprunte ce terme au politologue français Pierre-André Taguieff qui l’a forgé dans une perspective critique pour décrire cette idéologie qui prétend l’immigration massive est à la fois inévitable et nécessairement positive. En gros, on ne peut rien faire contre elle – on la naturalise en parlant de flux migratoires continus qui traverseraient l’histoire et contre lesquels les frontières ne pourraient pas grand-chose, l’humanité progressant vers un grand métissage mondialisé appelé à dissoudre toutes les nations pour former un jour un seul grand peuple mondial – et on devrait par ailleurs s’en réjouir parce qu’elle nous amènerait à la fois la prospérité et la une richesse morale sans précédent, qu’on nomme diversité. Le parti immigrationniste croit à la fois représenter le sens de l’histoire et avoir le monopole de la vertu. Il ne parvient pas vraiment à imaginer qu’on soit intelligemment en désaccord avec lui : partout, il traque les xénophobes, les racistes, les ignorants, les frileux et autres individus suspects qui doutent de ses dogmes. Il voudrait les condamner dans les marges politiques et ne plus leur permettre d’en sortir.
Le parti immigrationniste vient à nouveau de se faire entendre dans le cadre de la consultation publique sur la planification de l’immigration. Selon ce que nous apprenait récemment le Devoir, pour plusieurs intervenants, il faudrait hausser les seuils d’immigration. C’est la logique du toujours plus, qui correspond évidemment à l’intérêt électoral du Parti libéral et à l’intérêt national de la fédération canadienne, qui voit dans l’immigration massive un cadenas démographique permettant de sceller l’avenir constitutionnel du Québec. Cette politique du toujours est facilitée par le caractère terriblement timoré des partis d’opposition qui s’y soumettent, de peur de se faire accuser de racisme ou de xénophobie par les professionnels de dénonciation et autres commissaires idéologiques au service du politiquement correct. Ces derniers patrouillent l’espace public, à la recherche de nouveaux suspects à fustiger médiatiquement et à marquer au fer rouge de l’intolérance. De temps en temps, ils doivent lyncher médiatiquement un dissident pour faire un exemple : le parti immigrationniste ne tolère pas qu’on le contredise.
Le parti immigrationniste trouve ses appuis à la fois à droite et à gauche.
La droite néolibérale en représente une composante majeure : elle ne veut voir dans l’homme qu’un travailleur et dans un peuple, une population interchangeable avec n’importe quelle autre dans le vaste univers de la mondialisation. L’homme, pour elle, n’est au sens propre qu’une ressource humaine. Il faudrait dissoudre les frontières et les cultures pour que se concrétise la grande promesse d’une humanité mondialisée, délivrée des vieilles attaches qui entraient en contradiction avec une vision strictement économique du monde. L’homme déraciné serait ainsi disponible pour suivre les mouvements du capital. La droite néolibérale s’appuie sur une vision de l’homme strictement économique : l’homme est un être strictement privé, qui a peut-être des convictions ou des besoins identitaires, culturels ou politiques, mais qui ne doit pas les investir dans l’espace public, pour ne pas corrompre sa belle neutralité. On réduira le bien commun à des considérations strictement économiques – et il n’est pas inutile de rappeler que celles-ci sont démenties, à bien des égards, par les études qui contredisent ses vertus économiques en plus de déconstruire le mythe selon lequel elle permettrait de lutter contre le vieillissement de la population, comme nous le rappelait il y a quelques années à peine le livre Le remède imaginaire.
La gauche multiculturaliste représente l’autre grande composante idéologique du parti immigrationniste. Elle est fondamentalement hostile à la nation, entendue comme réalité historique assumant une identité culturelle forte. Son internationalisme radical l’amène à condamner l’État-nation – une structure selon elle périmée et génératrice d’exclusion. Cette hostilité se conjugue à celle qu’elle ressent à l’endroit de la civilisation occidentale. Pour la gauche multiculturaliste, les peuples occidentaux sont enfermés dans une logique d’intolérance néocoloniale et sont tentés, aujourd’hui plus que jamais, de se refermer sur eux-mêmes, par un réflexe de crispation identitaire. Il faudrait dès lors les délivrer de cette définition exagérément étroite d’eux-mêmes : l’immigration massive le permettrait, en diversifiant la population et en forçant l’identité collective à se recomposer en se désamarrant du seul «groupe démographique majoritaire» – parce que c’est ainsi qu’on parlera désormais de la nation historique. L’immigration massive permettrait aux sociétés occidentales de recommencer leur histoire en s’ouvrant à l’autre, dont on sacralisera l’identité et le droit à la différence. Il s’agira donc d’ouvrir les portes tout en sacralisant «l’autre», paré de toutes les vertus. On voit où cette vision des choses a conduit les sociétés européennes.
Évidemment, la question de l’immigration pose celle de l’intégration – le commun des mortels s’entête à la poser et envoie le signal qu’il se sent de plus en plus étranger chez lui. C’est essentiellement pour cela que l’immigration est devenue centrale dans la vie politique contemporaine. Le parti immigrationniste a décidé de la contourner en proposant de l’intégration une définition terriblement minimaliste. S’intégrer à une nation, aujourd’hui, consisterait essentiellement à en respecter les lois tout en habitant le territoire, ce qui consiste, pour l’essentiel, à transformer le citoyen en simple résident permanent d’un territoire administratif et juridique neutre vidé de toute profondeur historique. On pourrait même dire, de ce point de vue, qu’un touriste qui fait un long voyage dans un pays en devient pratiquement un citoyen, puisque la citoyenneté ne s’arrime plus sérieusement à une culture commune. Il faudrait d’ailleurs effacer le plus possible la distinction entre le citoyen et celui qui ne l’est pas. La diversité du monde doit s’abolir dans le fantasme d’une humanité unifiée par le marché et les droits de l’homme. Ceux qui tiennent à une définition plus substantielle de l’intégration seront accusés de s’enfermer dans la nostalgie et d’entretenir une conception passéiste de l’identité nationale. On le voit lorsqu’il est question d’enjeux comme le burkini dans le débat public : les mœurs ou la culture ne devraient plus compter dans la définition d’une intégration réussie. Nous sommes mêmes prêts à relativiser nos propres principes, comme l’égalité entre les sexes, pour ne pas avouer que l’intégration peut échouer pour peu qu’on la définisse sérieusement.
Ici encore, la droite néolibérale et la gauche multiculturelle s’entendent : pour la droite néolibérale, il suffit de travailler dans un pays pour y être intégré. On y revient : l’individu n’est plus qu’un agent économique. Pour la gauche multiculturaliste, on dira toujours que l’intégration est d’abord économique et on relativisera considérablement la question culturelle – on peut y voir une trace d’un marxisme jamais renié qui était aussi un économicisme, porté à croire que la culture et l’identité n’étaient pas des déterminants profonds dans une société. La gauche multiculturaliste se demande rarement, étrangement, si l’intégration culturelle n’est pas à bien des égards la condition de l’intégration économique. Elle refuse de se demander si une bonne manière de s’intégrer économiquement ne consisterait pas d’abord à envoyer un signal ostentatoire d’intégration culturelle à la société d’accueil. C’est qu’on le sait, pour elle, c’est à la société d’accueil de multiplier les accommodements raisonnables à l’endroit des immigrés. C’est la société d’accueil qui doit transformer ses institutions et sa culture pour les accommoder à la diversité. Dans cette perspective, si l’intégration ne fonctionne pas, elle n’aura qu’elle à blâmer. C’est la logique, absolument dominante dans les sciences sociales, de la culpabilisation du monde occidental.
Mais le réel a ses droits et il faut de temps en temps les rappeler. Les pays ne sont que des espaces administratifs neutres et on aura beau s’amuser, comme le font trop souvent les sciences sociales, à les déconstruire théoriquement, ils n’en demeurent pas moins bien vivants et attachés à une certaine forme de continuité historique. La France n’est pas qu’une étiquette neutre indifférente à la réalité qu’elle recouvre. Si on vidait la France de tous les Français pour les remplacer par des Norvégiens, des Suédois ou des Allemands, elle ne serait plus la France – ce rappel élémentaire suffit pour invalider une définition strictement juridique de la nation. De même pour le Québec : s’il était peuplé de Canadiens-anglais, d’Américains, ou d’Australiens, ce ne serait plus le Québec. Un pays n’est pas un corps politique décharné et désincarné – à travers sa mémoire, sa culture et ses mœurs, on trouve des affects, des sentiments, des réflexes, des images, des idées qui teintent la vie commune. C’est en s’appropriant tout cela qu’on s’intègre vraiment à un peuple, même si on ne saurait, naturellement, fixer l’identité dans une définition exhaustive et parfaitement explicitée dans un cadre juridique. Cela n’empêche pas un pays de fixer ses grands repères identitaires et de travailler à les conserver. Il faudra réapprendre à ancrer notre quête légitime d’universel dans une conscience des médiations particulières. Tout cela implique, évidemment, une grande finesse politique.
Le facteur démographique compte dans la définition d’une nation et on ne saurait sérieusement intégrer des immigrants si ceux des vagues précédentes d’immigration ne sont pas intégrées. Quand on sait que l’immigration se concentre au Québec principalement à Montréal, et que la majorité historique francophone y devient peu à peu minoritaire, on est en droit de s’inquiéter. À Montréal, déjà, on a renoncé à faire du français la langue du pouvoir. On se contente d’assurer aux francophones des services en français, à la manière d’un accommodement raisonnable réservé à ceux qu’on appellera peut-être un jour les anciens Québécois. Dans les milieux qui se réclament d’un trudeauisme décomplexé, on peut aussi souvent entendre des gens dire avec une pointe de satisfaction dans la voix que d’ici quelques décennies, ce qu’on appelle la majorité historique francophone aura à ce point fondu démographiquement qu’elle ne sera plus que la plus grosse minorité du Québec. De cela aussi, on devrait s’inquiéter, car l’identité québécoise s’effacerait avec elle. C’est dans la mesure où elle est clairement le cœur de la nation qu’elle peut intégrer les nouveaux arrivants à se réalité. Si elle perd cet avantage, l’identité québécoise perdra toute force d’attraction et deviendra une identité communautarisée, réservée à ceux qu’on appelait autrefois les Canadiens-français, et condamnée à la folklorisation.
Disons tout cela autrement : c’est parce que les Québécois francophones demeureront très clairement majoritaires qu’ils pourront intégrer les nouveaux arrivants et les transformer … en Québécois francophones. Qu’on le veuille ou non, une cité ne flotte pas dans les idées pures et ne se laisser pas définir simplement par des valeurs abstraites : elle s’ancre dans une culture et on ne peut pas faire semblant que la démographie ne compte pas. Je le disais plus haut, certains soutiennent que la question du nombre ne compte pas et que seule compte celle des moyens investis dans l’intégration. L’intégration n’est pas qu’une affaire technocratique ou budgétaire. Poser la question du nombre, c’est poser celle de notre capacité à absorber des populations nouvelles et à les québéciser. C’est faire preuve d’un grand réalisme qui tient compte de toutes les variables qu’on devrait considérer dans la définition de l’intérêt national. Mais la philosophie politique dominante, qui pousse au déni des cultures et à leur déréalisation, est tout simplement incapable de renouer avec ce qu’on appellera une vision historique du monde.
La situation historique et géopolitique du Québec en Amérique du nord est fragile, c’est le moins qu’on puisse dire, et sa puissance d’intégration, qui est celle d’une petite nation très minoritaire à l’échelle du continent, est diminuée par sa participation à une fédération qui censure son identité en plus d’entraver constitutionnellement la défense de sa langue et de sa culture. Il y a quelque chose d’insensé à voir ses élites politiques se soumettre à la logique immigrationniste sans jamais douter de quoi que ce soit, sans jamais remettre en question cette vision du monde, comme si elle représentait le seul visage possible de la modernité. Elles y sont à ce point soumises que dans le débat public, il n’y a qu’une seule position légitime, comme nous l’a rappelé Philippe Couillard il y a quelques mois : celle d’une hausse systématique des seuils d’immigration. Et il suffit de ne pas vouloir les hausser et de les conserver à leur seuil actuel pour subir les pires accusations de la part des Tolérants et des Inclusifs. On comprend que dans ce contexte, l’option d’une baisse significative des seuils d’immigration, pour les accorder à nos capacités réelles d’intégration, est tout simplement inimaginable. C’est pourtant la seule qui soit vraiment raisonnable.
Il ne s’agit évidemment pas de plaider pour des frontières hermétiques et de vouloir imperméabiliser le Québec contre le monde extérieur. Je ne connais aucun partisan au Québec de ce qu’on appellera l’immigration zéro. Nul ne niera non plus la vertu d’un vrai cosmopolitisme qui permet aux cultures de se féconder entre elles ou de s’alimenter des apports extérieurs les plus riches. Certaines différences sont à valoriser, d’autres sont à critiquer. Mais il importe de sortir de la logique du toujours plus en renouant avec une réflexion sérieuse sur notre capacité d’intégration, qui n’est certainement pas illimitée. Si le Québec peut recevoir chaque année des immigrants, il n’est pas obligé de chercher à faire du chiffre comme le croit le parti immigrationniste. En fait, il faudrait poser la question de l’immigration rationnellement, en la délivrant des postulats idéologiques de l’immigrationnisme. Cette réflexion est difficilement détachable d’une autre sur les fondements de l’identité québécoise, ou du moins, sur les raisons communes que nous voulons investir au coeur de la cité.
De vraies questions doivent se poser : comment faire pour assurer le caractère français et l’identité francophone de Montréal – comment éviter, surtout, que la métropole ne développe une sorte de conscience de soi dénationalisée, détachée de l’ensemble québécois, et désireuse de se soustraire peu à peu au destin national? Comment éviter que le Québec ne se convertisse au nom de la mondialisation à une définition si édulcorée de lui-même qu’il se condamnerait à l’insignifiance? Comment éviter la formation de communautarismes ethnoreligieux se définissant dans un rapport victimaire avec la société d’accueil? Comment éviter la régression démographique – et conséquemment la régression politique- de la majorité historique francophone? Ces questions, on ne les posera qu’en confrontant directement le parti immigrationniste. Pour l’instant, peu se permettent de le faire.
Cet article a été initialement publié dans Le Journal de Montréal
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