« Demolition derby »: Mad Max au Québec

Si t'en as marre de Neymar, mets-toi au stock-car!


« Demolition derby »: Mad Max au Québec
Demolition derby dans l'Utah (2008). Flick. a4gpa.

En cette fin de mois d’août, on doit sûrement trouver encore deux ou trois personnes en France que le transfert de Neymar au PSG n’intéresse pas. Des gens qui se terrent, n’allument plus leur radio, leur télévision, ne consultent pas Internet pour échapper à ce feuilleton de l’été plus assommant qu’un embouteillage un soir de match au stade de France. Pour ma part, je snobe Neymar avec entrain car j’ai moi aussi découvert mon sport-passion, qui n’a rien à voir avec le Brésil, le Qatar ou le PSG : la course de démolition.


C’est une passion récente. Il y a deux mois encore, j’ignorais de quoi il s’agissait avant qu’un ami québécois me propose de profiter de mon passage dans la Belle Province pour assister à un spectacle de démolition dans son village natal d’East Broughton.

Demolition derby en arène fermée

L’origine de cette discipline automobile reste indécise. Les premiers rodéos se seraient tenus dans les années 1930 avec les surplus de Ford Model T et le promoteur sportif Don Basile fut le premier en 1947 à réquisitionner un circuit, la Carrell Speedway, près de Los Angeles, pour organiser un demolition derby mais ce fut le pilote de stock-car Larry Mendelsohn qui transforma ces combats de gladiateurs motorisés en véritable attraction populaire sur le circuit de Islip Speedway, près de New York, en 1958. A défaut d’avoir l’oreille musicale, ce Mendelsohn-là avait compris ce qui intéressait le plus le public des courses de stock-cars : non pas la course mais la tôle froissée. Le principe du demolition derby est très simple : l’affrontement se déroule dans une arène fermée, avec un nombre suffisamment important de concurrents pour empêcher que les véhicules prennent trop de vitesse, assez toutefois pour garantir, à la plus grande joie des spectateurs, un carnage automobile dont sortira vainqueur le dernier véhicule encore en état de rouler.

Il est interdit de percuter délibérément la portière côté pilote afin d’éviter les tragédies. A part cela, tous les coups sont permis, sans compter les modifications que les pilotes et mécaniciens sont en droit d’apporter à leurs carrosses surmotorisés, grillagés, peinturlurés comme des indiens sur le sentier de la guerre, ou hérissés de pointes et de pots d’échappement surnuméraires.

Un déchaînement de brutalité automobile

J’ai bien essayé dans un premier temps de faire croire à mon entourage que je n’accordais à l’événement qu’un intérêt vaguement amusé mais mes poses d’ethnologue pudibond n’ont trompé personne. La perspective d’assister à un déchaînement de brutalité automobile aussi nihiliste était trop alléchante pour un fan de Mad Max.

La raillerie affectée céda rapidement la place à l’excitation d’un gosse de dix ans à qui l’on a promis d’offrir un modèle réduit de la Max Interceptor à Noël. Dans ma tête résonnaient déjà les tambours des guerriers de la route et les vrombissements sauvages de leurs machines de guerre. Le démon de la démolition avait pris possession de moi et l’odeur âcre du gazole flottait déjà dans l’air.

Quand les V8 survitaminés halètent

Le jour J, nous prenons place devant l’arène délimitée grossièrement par une vingtaine de blocs de béton déposés par des pelleteuses sur le terrain vague, juste à côté d’un cimetière, preuve d’un indéniable sens pratique chez les organisateurs de l’événement. Une petite foule de deux à trois cents personnes s’est rassemblée autour du champ clos pour admirer la joute. En grande majorité des gens du coin, dont beaucoup ont travaillé dans les mines d’amiante qui ont été exploitées dans la région jusqu’à la fin des années 80. Les monticules blancs tirant sur le vert de gris qui émergent à l’horizon témoignent encore de cette activité récente. La pluie battante n’a pas dissuadé les spectateurs. La foule groupée autour de l’arène supporte vaillamment, dans un confort tout relatif, la pluie qui détrempe déjà la piste tandis que les premiers concurrents, moteur hurlant, s’engagent dans l’arène sous les acclamations. Dix monstres mécaniques se font face en tressautant sur leurs essieux et en lançant de grandes pétarades : d’antiques Plymouth, des Buick ou des Oldsmobile customisées auxquelles on a retiré vitres et phares, qui portent leurs numéros ou un message d’amour adressé à la blonde du pilote bombés en couleur fluo sur les portières plus bosselées qu’un taxi cairote en fin de carrière ; les échappements fumants émergent des capots, grognant et noirs de suie, les V8 survitaminés halètent comme des bêtes sauvages. Si Georges Miller était là, il écraserait discrètement une larme de bonheur.

Motörhead à plein tube

Alors que la sono vomit du Motörhead, les burn out font gicler la boue et fumer la gomme. Dix versions différentes de la Max Interceptor s’élancent les unes vers les autres, se croisant sans se toucher au premier engagement avant de virer brutalement à l’extrémité de l’arène pour prendre de la vitesse et aller percuter le premier venu. Un des concurrents n’a pas de chance. Il a raté son premier virage et s’est encastré dans un des blocs de béton. Alors que le pilote tente frénétiquement ̶ mais en vain ̶ de se dégager, les autres participants se ruent sur lui avec la voracité d’une bande de hyènes auxquelles on vient de livrer un bébé antilope. En moins de deux minutes, la belle Ford Mustang pimpée est concassée avec passion et transformée en accordéon fumant sous les encouragements du public. Les arbitres lèvent leurs drapeaux avant que les enragés motorisés n’aient réussi à complètement réduire le véhicule de leur victime aux dimensions d’une canette de Budweiser passée sous les roues d’un camion. Une poignée de minutes plus tard, les arbitres disqualifient un autre pilote gagné par la psychose qui vient d’enfoncer délibérément la portière côté conducteur d’un de ses adversaires et a trouvé le temps de se ruer sur un autre avec tant de violence qu’il a plié sa voiture pour la transformer en escabeau roulant. Le forcené, immobilisé avant d’avoir eu l’occasion de tuer quelqu’un, émerge de l’habitacle en levant le poing et en lançant des anathèmes que personne n’entend, les pétarades des pots d’échappement broyés et des moteurs torturés couvrant même les riffs de métal crachés par la sono.

Waterloo automobile

Au bout de dix minutes d’affrontement, l’arène boueuse offre un spectacle de désolation admirable. Sept véhicules laminés sont abandonnés sur la piste. Deux survivants, accrochés l’un à l’autre par leurs pare-chocs tentent de se dégager avec de grandes accélérations dans une sorte de tango automobile étrangement touchant. Un troisième, quasiment dépourvu de roues avant, se traîne sur son essieu en produisant un nuage d’étincelles sans même parvenir à gagner assez de vitesse pour aller percuter les deux autres. Sous la pluie qui redouble, les engins à l’agonie produisent un nuage de fumée si dense que l’on distingue à peine les dernières péripéties de ce Waterloo automobile. Le combat s’achève par un match nul entre les deux voitures toujours amoureusement encastrées l’une dans l’autre et patinant en cercle sur leur lit de boue. Dans l’air flotte un parfum d’extase et de pneu brûlé.

On est libre de penser que cette célébration brutale de la civilisation du moteur à explosion flatte les plus bas instincts automobiles et l’on trouvera certainement à redire à ce grand gaspillage d’essence célébré sur le continent de l’abondance énergétique. Mais après tout, s’il ne me vient pas à l’esprit l’idée de contester aux amateurs de foot le plaisir d’admirer leur prodige brésilien pulvériser les défenses des adversaires du PSG, pourquoi me priver de la joie de siroter une Boréal et de déguster un hot-dog en regardant mes artistes de la tôle froissée plier avec enthousiasme des Buick et des Chevrolet ? Je serai clair : toute critique sera considérée de fait comme l’expression d’un insupportable mépris de classe.



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