En Asie, on ne comprend pas comment nous pouvons nous laisser critiquer et tuer par des étrangers chez nous. On ne comprend pas non plus comment nous pouvons publier des dessins salissant les divinités des autres. Et s’il nous manquait un brin de sagesse bouddhiste… ?
Chez les Asiatiques[tooltips content= »Cet article traite uniquement de l’Asie du Nord-Est et du Sud-Est, à l’exclusion du sous-continent indien. »](1)[/tooltips], l’incompréhension est totale devant ce qui nous arrive. Notre société idéale qui, hier, les faisait rêver en a pris un sacré coup à leurs yeux. Par quelle bizarrerie pouvons-nous à la fois laisser des étrangers nous critiquer et nous tuer sur notre sol et, en même temps, heurter au nom d’un principe la croyance de millions de personnes ancrées chez nous depuis plusieurs générations ? Trop faibles d’un côté, trop durs de l’autre. Comment la France en est-elle arrivée là ?
Chine, Vietnam, Corée du Nord, Philippines, Cambodge, Thaïlande, Singapour, Malaisie… les régimes des pays de la région ne sont pas là pour rigoler. Leur priorité : faire régner l’ordre afin de poursuivre leur croissance économique. La contestation ? À dose homéopathique s’il vous plaît. La liberté d’expression ? Il y a des limites à ce que l’on peut dire et il est préférable de les connaître avant de prendre la parole. Le droit des minorités ? Il passe après la volonté de la majorité, etc. Même le Japon qui, avec la Corée du Sud et Taïwan, se rapproche le plus de nos standards démocratiques, conserve des aspects autoritaires et expéditifs à nos yeux, comme l’a montré le traitement infligé à Carlos Ghosn. Ces pays, où nous adorons nous rendre en vacances malgré nos différences culturelles – et peut-être aussi pour l’ordre qui y règne – continuent à nous faire de grands sourires, mais ne comprennent plus où nous en sommes.
Un seuil de tolérance beaucoup plus bas que le nôtre
Leur première interrogation concerne la présence d’un stock apparemment infini d’étrangers candidats au terrorisme islamiste sur notre sol. Pour des pays que n’atteint aucune vague migratoire, légale ou illégale, et où l’entrée sur le territoire est étroitement surveillée, cette situation est insolite. L’accueil des migrants, le droit d’asile ne sont pas des valeurs supérieures ici. L’expulsion d’un étranger y est une banale procédure juridique.
Plus incompréhensible encore aux yeux des Asiatiques est notre mansuétude devant l’utilisation faite de la liberté d’expression par nos ennemis sur notre propre sol. Que nous nous laissions traiter de dépravées (pour les femmes en jupe), de racistes et d’islamophobes (pour tout le monde) tous les cinq matins, au nom de la liberté d’expression, dépasse l’entendement du péquin moyen. Le seuil de tolérance des pays de la région est incomparablement plus bas, quand il existe. Allez critiquer publiquement ou sur la toile les Chinois en Chine, ou les Vietnamiens au Vietnam et vous m’en direz des nouvelles… Impensable.La décapitation de Samuel Paty a horrifié tout un chacun ici comme ailleurs. Localement, cet acte rappelle autant la cruauté du régime khmer rouge que les crises d’amok des pogroms anti-chinois en Asie du Sud-Est ou la froideur des gardes rouges de la Révolution culturelle chinoise au XXe siècle. Néanmoins, on ne cautionne pas pour autant les caricatures de Charlie Hebdo. En Extrême-Orient comme dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est, il ne viendrait à l’idée de personne de publier ou d’exhiber des dessins salissant les divinités de son voisin, même au nom de la défense de la liberté d’expression.
Qui insulte une divinité aujourd’hui risque de « prendre cher » demain
Cette Asie largement bouddhiste et confucianiste croit à la réincarnation. Les défunts ne meurent jamais totalement. Chaque maison possède un autel des ancêtres devant lequel on se prosterne chaque jour. Quiconque oserait s’en prendre aux esprits qui vivent dans l’au-delà, ou salir l’image du dieu qui les héberge, y compris celui des autres, prendrait le risque de le payer très cher dans sa vie actuelle ou dans une prochaine réincarnation. « Je n’insulte pas le grand-père des autres au nom de la liberté. Pour cela, je ne suis pas Charlie », résume Thanh, expert en communication, parfait francophone et ancien étudiant en France.
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« Le respect des croyances des autres fait partie des règles non écrites que chacun observe », ajoute Mai, journaliste de presse écrite. Pour le coup, même pas besoin de faire appel à la censure d’État, qui permettrait à n’importe quel gouvernement dans la région de supprimer des écrans et des kiosques la moindre caricature « à la Charlie ». « Un Asiatique, ça se retient », oserais-je écrire en détournant la citation d’Albert Camus chère à Alain Finkielkraut[tooltips content= »« L’homme civilisé, c’est celui qui se retient », Albert Camus. »](2)[/tooltips]. Le débat d’idée enflammé et la liberté d’expression de toutes les opinions qui fait la fierté de notre société – et de ce journal – apparaissent déraisonnables de ce côté de la planète. On nous y oppose une vision plus pragmatique. Si cette liberté d’expression totale accroît les divisions et met le pays à feu et à sang, c’est la preuve qu’elle est excessive et doit être révisée à la baisse. L’évitement d’une guerre civile justifie que l’on revienne sur certaines valeurs absolues, nous rétorquent les politiques.
Une forme de common decency
S’impose dès lors une sorte de terrain de jeu feutré qui évite la confrontation au sein du groupe où, à l’image de la représentation du Bouddha les yeux mi-clos, on s’efforce de sourire et de ne blesser personne. On reproche souvent aux cultures asiatiques de susciter refoulement et autocensure des sentiments individuels au profit des intérêts du groupe. Cette critique est loin d’être sans fondement. Mais cette discipline, parfois très dure à supporter, contribue à créer une common decency dans le débat qui, ajoutée aux croyances métaphysiques mentionnées plus haut, impose la retenue dans l’expression des opinions et exclut du même coup les caricatures à la Charlie Hebdo. Sur le terrain du débat et de la confrontation des idées, nous vivons dans deux mondes aussi opposés que les deux faces contraires d’un aimant. À défaut de comprendre les tenants d’une situation, mes interlocuteurs en analysent le résultat. (Les Asiatiques sont d’incurables pragmatiques.) Et là aussi, la perplexité l’emporte. Avec d’un côté nos caricatures brandies à bout de bras et de l’autre notre main tendue à tous les damnés de la terre, nous semblons, à leurs yeux, nous tirer sur le pied tout en tendant la joue gauche. Ils sont fous, ces Français…