Ainsi, pour la première fois depuis la chute du communisme, la Russie a envoyé ses chars contre un pays souverain dont le malheur est d’être, comme la Pologne, plus proche d’elle que de Dieu. Que la maladresse impulsive de Michael Saakashvili l’ait fait trébucher plus vite que de raison dans le piège tendu de longue main par Moscou ne change rien au constat brutal que partagent tous les commentateurs : Russia is back, en effet. Plutôt que de nous en indigner, ou en même temps, essayons de comprendre ce que cela signifie.
Pour Moscou, cela signifie que la parenthèse ouverte par l’implosion de l’empire soviétique est close. Les tenants de la realpolitik s’imaginent naïvement que, dans les relations entre les peuples, seuls les intérêts comptent, et que lesdits intérêts sont rationnellement définis. Ils oublient au passage que les intérêts des États passent par le prisme des passions des hommes qui les dirigent. L’intérêt bien compris de la Russie de Poutine, c’est la puissance, la restauration de la puissance ensevelie sous les décombres du mur de Berlin. Or, ce noble dessein passe, à l’intérieur, par la mise au pas de la société russe, à l’extérieur, par la pacification, au sens romain, de son « étranger proche ». Dans cette optique, dès lors qu’il prétendait échapper à cette logique, Saakachvili, fût-il la réincarnation de Metternich, n’avait aucune chance.
Pour l’Occident, la signification de ce retour de la Russie sur la scène du monde est une triple menace. Energétique d’abord, puisque la finlandisation de la Géorgie est censée mettre l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), et, avec lui le pétrole et le gaz de la Caspienne, sous la coupe russe. Régional ensuite, puisque le sort des Géorgiens a évidemment valeur d’avertissement pour les autres anciens de son glacis. Mondial enfin, puisque Moscou a non seulement tracé à leurs frais les limites de sa sphère directe d’influence, où elle entend agir sans concurrents, mais encore a signifié à son adversaire américain qu’il la trouvera sur son chemin partout où ses intérêts sont en jeu, notamment au Proche et au Moyen-Orient. Quelque peu masqué par la crise du Caucase, un axe Moscou-Téhéran-Bagdad-Damas se met discrètement en place. Si ce n’est pas la Guerre froide, cela en a tout de même les apparences. Sauf une : il n’y a plus de rivalité idéologique entre les blocs. On se console comme on peut.
Or, face au danger, l’Occident montre tous les signes de sa débilité coutumière. Saignés par cinq ans de guerre en Irak, impuissants à imposer la paix au Proche-Orient, impopulaires comme jamais et empêtrés dans une interminable campagne électorale, les États-Unis sont condamnés aux gesticulations symboliques. L’Europe est divisée comme à son habitude. La « nouvelle » tremble de peur et pousse à la fermeté, la « vieille » a peur de trembler de froid et freine des quatre fers. Il faut dire que plus du tiers du gaz allemand, le quart du gaz italien et 20 % du gaz français proviennent de la Russie, et que la demande va croissant.
Que faire ? D’abord, réfléchir, ensuite, arrêter une politique cohérente et s’y tenir. Le « retour » de la Russie était inévitable. Ce n’est pas lui qui fait problème, mais la nature paranoïaque du régime russe actuel. Aussi bien, il importe de ne pas exciter cette affection en l’alimentant par des actes dont l’urgence n’a rien d’évident. Ainsi, s’il n’y a aucune raison d’interdire à jamais la porte de l’OTAN aux États successeurs de l’empire soviétique, il n’est pas nécessaire de se dépêcher. En passant soit dit, l’Alliance aurait eu bonne mine si, ayant accepté la Géorgie en son sein, elle avait prouvé à la face du monde son incapacité à respecter sa propre charte en restant les bras croisés face à l’agression russe. Mais, dit-on à Tbilissi et à Varsovie, c’est précisément parce que la candidature de la Géorgie a été différée lors du sommet de Bucarest que les Russes, qui ne comprennent que les rapports de force, ont osé. Je ne suis pas convaincu. Ils y seraient allés de toute façon. C’est bien plutôt parce que personne n’avait l’intention de mourir pour Tbilissi que la candidature géorgienne a été différée.
Cela dit, ce n’est pas parce qu’il ne faut pas provoquer inutilement le paranoïaque qu’il faut lui passer toutes ses lubies et invoquer ad nauseam une « humiliation » bien réelle, certes, mais qu’il s’est infligée à lui-même après l’avoir fait trop longtemps subir aux peuples soumis à son empire. Dans le rapport de force qui l’oppose à l’Occident, et à condition que celui-ci se ressaisisse, la Russie n’a pas que des avantages. Il faut savoir qu’avant l’envolée des prix des hydrocarbures l’immense Russie disposait d’un PIB inférieur à celui des minuscules Pays-Bas. Corrompu, écartelé entre le premier et le tiers-monde, dépourvu de classe moyenne digne de ce nom et régnant sur des peuples qui se regardent en chiens de faïence, la Russie est un colosse aux pieds d’argile, qui n’exporte pour l’essentiel que du combustible fossile et des armes. Or, l’Occident n’a pas besoin de ses armes, et les Russes ne sauraient inhaler leur gaz ni boire leur pétrole. Déjà, les milieux économiques russes s’inquiètent de l’image agressive de leur pays, les investisseurs se font rares et la Bourse a fortement chuté. La force militaire seule ne fait pas la puissance d’un pays, l’or noir non plus.
Il faut donc établir des règles de jeu claires, comme au temps de la Guerre froide. Et d’abord, dans l’urgence, celle-ci : la prétention de la Russie à se tailler une zone-tampon en Géorgie est inadmissible. L’Occident ne fera certes pas la guerre pour la contraindre à s’en aller ; mais elle doit payer de son entêtement de sa place au G8, où elle n’est de toute manière entrée que par effraction.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !