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Que de temps perdu…


Que de temps perdu…

Peut-on adapter n’importe quelle œuvre littéraire à l’écran sans porter atteinte à sa substance ?
Il suffisait de regarder l’adaptation de la Recherche du Temps perdu par Nina Companeez, pour connaître la réponse.

Affligeant décalage

Même le génial Visconti avait renoncé à cette tache titanesque et tellement périlleuse. Ruiz s’y était lancé en se contentant d’adapter simplement la dernière partie et le résultat avait été honorable. Mais là, quel supplice de voir ce monument de la littérature mis en scène avec une telle maladresse…
Les premières secondes suffisent. Quel besoin avait Nina Companeez de filmer les coulisses ?
De même que certains metteurs en scène de théâtre abolissent le rituel de la levée de rideau, sous prétexte de rapprocher le public des acteurs, Nina Companeez tue la magie en dévoilant la séance de maquillage et d’habillage des comédiens. Ces derniers ne manquent d’ailleurs pas de commenter leurs personnages en utilisant bien évidemment le vocabulaire tellement raffiné d’aujourd’hui, ce qui donne des propos tels que « Il souffre à en crever », tout droit sortis de la bouche de l’acteur qui joue le rôle du jeune Marcel quand il explique ses sentiments pour la petite Gilberte. Passons sur cet affligeant décalage.

Pour Proust le temps doit se perdre pour être retrouvé par la suite. Pour Nina Companeez, le temps ne doit pas être perdu, surtout pas mais gagné sur la vraisemblance. Qu’on en juge : à peine quatre heures suffisent pour mettre en boîte les milliers de pages de la Recherche. Un petit quart d’heure pour la Prisonnière, cinq minutes pour Albertine Disparue, tous les tomes défilent en vitesse accélérée, à l’exception du premier Du côté de chez Swann.

La scène finale dans la bibliothèque des Guermantes, où la série des réminiscences fait comprendre au héros que la littérature a pour unique objet non pas de décrire la réalité extérieure, mais de « traduire » notre intériorité avec « les anneaux nécessaires d’un beau style », est complètement balayée ! De même que les nombreuses références artistiques qui habitent la prose proustienne. Aucune allusion à Swann qui tombe amoureux d’Odette de Crécy parce qu’elle lui rappelle la Venus de Botticelli, ni au fameux petit pan de mur jaune de la Vue de Delft de Vermeer devant lequel, l’écrivain de la Recherche, Bergotte pousse son dernier souffle. Quant à la petite phrase de la sonate de Vinteuil, celle-ci est complètement recouverte par la trop grande importance donnée aux relations tumultueuses entre le Baron de Charlus et Morel, le violoniste. Toutes les digressions sur l’art sont évincées au profit des « intermittences du cœur » que la réalisatrice tente de faire ressentir sans y parvenir. Tout est gauche et outrancier.

Le héros proustien est transformé en grand benêt efféminé qui pleurniche tout au long du téléfilm, à croire que Nina Companeez a voulu ridiculiser la délicate sensibilité du narrateur en la rabaissant en piètre mièvrerie. Ses exaltations affectées énervent plus qu’elles n’émeuvent. Difficile donc de s’identifier à lui pour retrouver nos souvenirs enfouis dans les tréfonds de notre inconscient comme le souhaitait Proust.

Esprit de Guermantes, où es-tu ?

Quant à « l’esprit des Guermantes » Nina Companeez est passée complètement à côté. Elle a sans doute cru qu’il suffisait de faire défiler robes de soie et queues de pie pour représenter la mondanité aristocratique. Les mots d’Orianne de Guermantes, qui faisaient le tour du faubourg Saint-Germain dans le livre, sont pervertis en triviales médisances et en vulgaires ragots.

Alors en dehors de ces oublis fâcheux, de ces raccourcis regrettables, de ces exagérations absurdes et de ces interprétations fallacieuses, porter Proust à l’écran n’est-il pas inévitablement voué à l’échec ?
Comment traduire en image la résurrection des souvenirs sans profaner leur poésie ? Il y a pourtant des exemples récents de parfaite réussite.

C’est dans le magnifique film du réalisateur italien Luca Guadagnino, Amore que l’on a pu voir dernièrement au cinéma l’une des plus belles scènes de réminiscence. Anna, l’épouse d’un riche industriel milanais, interprétée par la majestueuse Tilda Swinton, se souvient de ses origines russes en goûtant un plat de gambas. Et de cette euphorie sensorielle, renaît, à travers un assemblage épars de voix et d’impressions colorées, son identité russe oubliée jusqu’alors. Parce que la sensation éprouvée est identique à celle vécue dans le passé, le plat de gambas réveille sa Russie natale comme si ses souvenirs y avaient été prisonniers.

Luca Guadagnino a su filmer dans un style proustien. Ce n’est pas le cas de Nina Compannez. La réalisatrice a tellement eu peur de rater son adaptation qu’elle s’est appuyée essentiellement sur le texte de Proust en prenant soin de choisir les passages les plus familiers de la Recherche.

Ce recours à la voix-off est bien la preuve de son incapacité à faire ressentir à travers les images, le jeu et les dialogues des personnages ce qui est intrinsèque à l’œuvre proustienne : nous faire retrouver le sens perdu de nos émotions passées pour que nous puissions goûter un peu de temps à l’état pur !

Quant à la Recherche, le seul moyen de partir à sa recherche est de créer son propre tissu de correspondances en la lisant.



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