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Dernière toile au Quartier latin avant liquidation générale

"Le Quartier latin – mis en scènes" de Jean-Michel Frodon (Espaces & Signes éditions)


Dernière toile au Quartier latin avant liquidation générale
Le journaliste Jean-Michel Frodon D.R.

Le guide « ciné voyage » de Jean-Michel Frodon nous invite à parcourir cette terre jadis chérie des réalisateurs de cinéma


On connaît la rengaine. Les sanglots longs des violons d’un Quartier latin dépossédé de toute sa lyre. Déjà sous Malraux, on criait au scandale et à la disparition du mythe fondateur. Le crincrin d’une rive gauche aux mains des fripiers et des Airbnb n’en finit pas de larmoyer et tournoyer. Saint-Germain-des-Prés se meurt sous les coups de boutoir des marchands d’étoffe et d’un immobilier frénétique. C’est la colite à tous les étages. Ici, le mètre carré est le plus efficace des passes sanitaires pour rejeter une population désargentée. Le Quartier latin ne serait plus qu’un mirage pour touristes étrangers et une arnaque culturelle à destination des lectrices du Deuxième sexe.

Les promoteurs creusent le sillon magique

La ville-lumière semble soumise aux lois de l’excavation et du ralentissement automobile. L’existentialisme a plié les gaules. Aujourd’hui, le jazz s’écoute plus en zone pavillonnaire sur des platines lustrées que dans des clubs feutrés. Les œufs durs à la croque-au-sel ont disparu du comptoir au profit des ardoises « happy hours ». La jeunesse française boit des pintes et rejette le jambon-beurre comme nourriture céleste. Les philosophes bigleux ont déserté les bars pour les plateaux télé. On ne danse plus dans les caves depuis que les places de parking sous-terre valent de l’or. Les Shadocks pompaient, les promoteurs creusent à la recherche du filon magique.

Chaque parcelle de cette Terre promise doit être exploitée à son rendement maximum. Les libraires affichent en vitrine les mêmes best-sellers qu’au centre Leclerc de Nevers ou de Bourgoin-Jallieu. Sur les bancs de la Sorbonne, les étudiantes ont les traits fatigués par d’harassants trajets en RER. Les hommes ne portent plus d’imperméables à doublure en tartan, ni de blousons en suédine à la manière de Jean-Claude Brialy ou de Gérard Blain. Et plus jamais, je ne croiserai sur le boulevard Saint-Germain Charles Gérard et Jean-Paul Belmondo bavardant et se marrant comme deux adolescents aux abords du Rouquet. Les filles à lunettes ne s’appellent plus Mick ou Vic. Les roadsters Austin-Healey et MG ont été vampirisés par des véhicules électriques à écran tactile.

Le Quartier Latin a trop tiré sur sa légende

Quant aux écrivains, derniers représentants d’une espèce famélique et décorative, ils ont tous émigré à Sarreguemines faute de pouvoir payer leur chambre de bonne ou d’offrir un café en terrasse à une admiratrice venue de Limoges. Toute la mythologie d’un Paris canaille et lettré, libre et affranchi, bohème et bibliophile, ne serait que farce et trucage. Un théâtre de mensonges. Le Quartier latin a trop tiré sur sa légende pour qu’on se laisse encore prendre à son chant des sirènes. Même les brasseries ne servent plus de merlu en colère ou de jambon persillé, c’est dire si les cartes du jour sont décotées. Le constat est un poil sévère car ce coin de Paris conserve malgré toutes ces compromissions avec la marche du monde, les traces d’un paysage hautement cinématographique.

Au pied d’une statue, sur la moleskine d’un bistrot, dans une allée du Luxembourg, le cinéma se rappelle à nos bons souvenirs, de Rendez-vous de juillet au Feu follet, du Corniaud à L’Étudiante. Plus qu’ailleurs, le Quartier latin est une salle de projection à ciel ouvert. Dans la collection des guides « ciné voyage » aux éditions Espaces & Signes, Jean-Michel Frodon met en scènes ce quartier qui « est loin d’avoir perdu complètement son aura, en particulier aux yeux des étrangers ». « L’usage veut dès lors qu’on ironise sur un endroit qui serait devenu un cliché folklorique tout juste bon à attirer les touristes. Il est toutefois possible que cet esprit singulier, qui fut celui du Quartier latin à travers les siècles, soit bien toujours là, fut-ce sur un mode fantomatique. Et que ceux qui entretiennent imaginairement l’existence, venus de province ou de l’étranger, n’aient pas tort d’en percevoir des échos que des oreilles parisiennes, devenues attentives à d’autres signaux, discernent moins facilement » écrit-il, courageusement.

Les Parisiens ne seraient plus perméables aux forces invisibles de la fiction. Un peuple qui ne s’agenouille pas devant un long-métrage vu à l’adolescence a perdu une part de son humanité. Ce guide compact et pratique remédie à cette perte de mémoire. Il revient également sur la flambée de Mai 68, la Nouvelle Vague, le décor des cafés littéraires et recense la liste des films tournés dans le quartier. Pêle-mêle, il invoque le souvenir de Chris Marker, Louis Malle, Agnès Varda ou Philippe Garrel. Chacun traîne ses propres démons et trouvera dans ce recueil de quoi alimenter sa mélancolie. Quand je m’égare du côté du Panthéon, mon esprit se détache du destin des grands hommes et de la patrie reconnaissante, il n’arrive décidément pas à oublier la Matra Rancho de Claude Brasseur dans La Boum et le solex de Philippe Noiret dans Tendre poulet.

Le Quartier latin mis en scènes – Jean-Michel Frodon – Ciné voyage – Espaces & Signes

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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