L’inquiétude de Bénédicte allait croissant. Depuis quelque temps, son président de mari, pourtant rompu aux exigences et incertitudes propres à sa fonction, donnait de plus en plus de signes de nervosité. D’inquiétude, voire de désarroi, devant les situations imprévues, fussent-elles anodines. Sans doute, lors des interventions télévisées dont il raffolait, faisait-il montre de l’assurance, du contentement de soi, voire de la morgue auxquels étaient accoutumés les Français. Son second mandat était largement entamé et rien, en apparence, ne laissait présager un effondrement qu’il parvenait à dissimuler en public. En privé, toutefois, il était de plus en plus en proie à des accès de mélancolie qui se traduisaient par de longs mutismes et des soupirs à fendre l’âme. De quoi angoisser Bénédicte dont les sentiments à l’égard de son époux offraient un curieux mélange d’amour maternel et d’affection conjugale. Elle était, il est vrai, de quelque vingt ans son aînée. Peu d’exemples dans l’Histoire, sinon les rapports entre Henri II et Diane de Poitiers, à ceci près que le palais de l’Élysée avait succédé au château d’Anet.
N’y tenant plus, Bénédicte se décida à rompre le silence. C’était un matin de printemps. De la fenêtre donnant sur le parc du palais, parvenaient, mêlés aux effluves de lilas, les dialogues énamourés des oiseaux nichés dans les arbres séculaires. Le couple prenait son petit déjeuner. Ou, plutôt, la Première dame, car le président, repoussant brioche et tartine beurrée, était plongé dans une profonde méditation.
« Que se passe-t-il, mon Minouchet ? Tu es de plus en plus étrange. Dis-moi tout. À défaut de tartines, mange le morceau. J’ai besoin de savoir ».
Long soupir. Minouchet émerge de l’abîme.
« Plus rien ne va, Bibiche. Le projet de loi sur la lutte contre l’invasion clandestine des frelons asiatiques arrive demain à l’Assemblée où, tu le sais, nous ne disposons que d’une majorité des plus relatives. Le Sénat en a durci les dispositions, les oppositions affûtent leurs armes. Indignation chez les écolos, au nom du bien-être animal. Childéric Charon brandit ses arguments coutumiers : s’en prendre à des mères de familles en gestation, porteuses de centaines d’œufs et en quête légitime de nourriture ? Établir des quotas et utiliser des pesticides pour freiner l’invasion qui terrorise tout le monde, jusqu’aux abeilles cloîtrées au fond de leurs ruches ? Quelle ignominie !
Bien entendu, Toute la coalition bien-pensante, pétrie de bons sentiments, fait chorus. À l’inverse, les extrémistes de l’autre bord et une bonne partie des habituels indécis nous reprochent de n’en point faire assez. De refuser les mesures drastiques qui, seules, pourraient nous débarrasser du fléau. De plus, la Communauté européenne, qui nous somme de respecter ses directives, vient aviver les passions. Bref, je sens venir la catastrophe. Le gouvernement mis en minorité sans pouvoir utiliser, une fois de plus, le fameux quarante-neuf trois… Voilà où nous en sommes. Dans l’impasse. »
Il étouffe un sanglot. Bibiche lui tapote la joue, comme elle le faisait lorsqu’il sortait du lycée sans avoir obtenu la meilleure note en composition française.
« Ne te désole pas, mon Minouchet chéri. Il n’est de problème qui ne trouve sa solution. Je vais y réfléchir. »
Elle quitte la table, saisit son téléphone portable, regagne le bureau qui lui a été alloué il y a maintenant plus de sept ans.
« Allô, Élisabeth ? J’ai besoin de toi. Un besoin urgent. Toi qui es un medium réputé, tu conserves, je présume, de nombreux contacts avec l’au-delà. Si tu les mets au service du président de ton pays, tu œuvreras dans le sens d’un patriotisme qui mériteras récompense. Pourquoi pas la légion d’honneur pour service éminent rendu à la France ?… »
Une heure plus tard, un huissier introduisait en catimini Élisabeth dans la pièce où l’attendaient le président et la Première dame.
« Il a fallu que j’insiste, car il était occupé. Mais enfin, Machiavel est là. Je servirai d’intermédiaire. Dites-lui de quoi il s’agit. »
Le président exposa la situation et sollicita, avec une humilité dont il n’était guère coutumier, l’aide du meilleur stratège politique de son temps. Celui-ci, par la bouche d’Élisabeth, lui tint à peu près ce langage : « Ce qui t’arrive, gamin, n’a rien de surprenant : tu as provoqué toi-même le piège dans lequel tu es tombé. Per Bacco ! Tu as longtemps pensé que les paroles suffisaient à remplacer les actes. Que les belles déclarations justifiaient la totale inaction. Tu étais tellement sûr de toi et de ta supériorité que pas une seconde tu n’as envisagé que ton fameux « en même temps » pouvait susciter des mécontentements dans tous les camps. Dio mio ! Quelle naïveté et quelle fatuité ! Sache, petit fier-à-bras, que la politique est un art qui ne s’improvise pas. Que la ruse y joue un rôle éminent. Qu’il faut savoir reprendre d’une main ce que l’on a concédé de l’autre. Ainsi, laisse passer l’orage. Courbe l’échine pour mieux te redresser. Accepte que la loi que tu désapprouves soit votée contre l’avis de ta majorité. Il ne te restera plus qu’à vider ensuite ladite loi de sa substance pour la rendre aussi inoffensive qu’inefficace. Pour cela, il te faut des alliés hors du Parlement. Des alliés occultes, bien entendu, qui voleront à ton secours sans en avoir l’air et en conservant le masque de la respectabilité. Ainsi rien ne sera changé, mais les apparences seront sauves. Le Conseil constitutionnel pourrait, en l’occurrence, voler à ton secours. Il ne te restera plus qu’à amuser la galerie avec des projets aussi farfelus que ton comportement et dans trois mois, tout sera oublié. Tricherie ? Malhonnêteté ? Qu’importe ! Ciao, bambino. Je retourne à la partie d’échecs que j’étais en train de disputer et, cois-moi, Nostradamus est un rude adversaire ! ».
Conseils judicieux, on en conviendra : la susdite loi fut détricotée au nez et à la barbe de ceux qui l’avaient votée et plus personne n’en entendit parler. La leçon fut-elle entendue pour autant ? Pas si sûr, tant il est vrai que Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre.