N’en déplaise à Thomas Legrand, la racaille du 93 n’a aucune circonstance atténuante économique
Le problème avec les éditorialistes politiques, c’est que même les meilleurs de la place de Paris sont de redoutables cancres dès qu’il est question de chiffres. Prenez Thomas Legrand. Sans doute l’une des plus honnêtes plumes de Libération, si si. Ne serait-ce que parce qu’il a eu l’élégance de reconnaître ses travers bobos il y a dix ans dans un essai co-signé avec sa compagne Laure Watrin. Un journaliste dont la connaissance, solide, des élections, des programmes, des partis et de leurs leaders ne fait aucun doute, reconnaissons-le, il s’agit d’une qualité si rare au sein de sa rédaction qu’elle mérite d’être signalée. Seulement voilà, face aux émeutes claniques qui ravagent la France depuis une semaine, ses références historiques habituelles ne sont d’aucun secours. Difficile de trouver chez les grandes figures tutélaires de la gauche responsable (comme Mitterrand, Mendès-France ou Jospin) ou même chez les trublions préférés du journal (tels Cohn-Bendit, Baudrillard et Taubira) de quoi justifier l’attaque sauvage de plus de deux-cents écoles en banlieue et l’agression ignoble de la famille d’un maire.
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Alors pour donner quand même un peu de corps à la culture de l’excuse et ne pas décevoir son lectorat radical-chic, Legrand s’est essayé à la démonstration économique. À cet effet, il est allé chercher l’inspiration dans un rapport parlementaire sur la politique de la ville. Qu’il a fort mal lu puisqu’il croit pouvoir titrer sa chronique “La Seine Saint-Denis n’est pas un territoire gâté de la République”. Avant d’étayer ainsi son affirmation : “La moyenne des transferts sociaux en France est de 6 800 euros par habitant. Elle est de 6 100 euros en Seine-Saint-Denis.” Ah le bel argument massue que voilà ! Sauf qu’il ne prouve rien… Car Legrand ignore manifestement que le 93 est un département riche, avec une industrie prospère (Orangina, Findus, Placoplatre…), le plus grand équipement sportif (le Stade de France, à Saint-Denis) mais aussi le plus grand centre d’exposition du pays (Le palais de Villepinte), sans oublier la deuxième zone tertiaire d’Île-de-France (la Plaine Saint-Denis). Résultat, le revenu d’activité moyen y est plus élevé que la moyenne nationale. Dans ces conditions – favorables – rien d’étonnant à ce qu’il y ait moins d’aides versées per capita.
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Ajoutez à cela qu’en Seine Saint-Denis, les habitants bénéficient en réalité de l’une des politiques de redistribution les plus efficaces de France, qui permet de réduire de moitié les écarts de revenus entre le premier et le dernier décile (record français) et d’abaisser le taux de pauvreté d’un quart, et vous conviendrez que les gouvernants n’ont pas attendu les lumières de la docteur en sciences économiques Sandrine Rousseau (minée, vendredi dernier, par une puissante réflexion où elle se demandait si “le pillage avait à voir avec la pauvreté”) pour chouchouter ce territoire si stratégique, quitte à délaisser la province des gilets jaunes. Et encore, les statisticiens français n’intègrent pas dans leurs calculs la gratuité de l’école et de l’hôpital. À ce compte-là, la Seine Saint-Denis se révèle l’un des endroits où l’on trouve le moins de raisons économiques au monde de se révolter. Bref, ne croyez pas ceux qui affirment que Paris aurait à ses portes un infâme ghetto. Contrairement aux favelas de Rio ou au township de Johannesburg, nous avons une République qui déverse des milliards dans ses cités, y envoie les pompiers éteindre les incendies et y protège les citoyens avec la même police que dans les beaux quartiers. Le 93, c’est la Suède sans les fjords.
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