Parce que nous avons lu Nana, nous pensons tout savoir des grandes cocottes qui enchantèrent la France du Second Empire et de la IIIe République. La lecture de leurs œuvres — parce que ces dames écrivaient, elles ne se contentaient pas de vendre deux jambons pour une andouille aux plus hautes altesses et aux grandes fortunes — jette un jour magique sur une époque bien révolue, où une femme ne hurlait pas au harcèlement quand on lui disait qu’on l’aimait, surtout si on lui proposait quelques centaines de milliers de francs-or et des bijoux de rêve en échange d’une heure de son temps. Notre chroniqueur est revenu émerveillé de ce voyage en érotologie.
Liane de Pougy (1869-1950) fut, avec Emilienne d’Alençon (1870-1945) et la belle Otero (1868-1965), l’une des trois merveilleuses de la Belle Epoque. De bonne extraction, elle savait aussi écrire, et a laissé des œuvres que les éditions Bartillat éditent ou rééditent avec une constance admirable.
Autre constance : ces dames qui fréquentaient tant de beaux messieurs étaient souvent plus portées sur les femmes. Liane de Pougy entretient ainsi une liaison quelque peu orageuse avec le bourreau des cœurs féminins des années 1890-1920, la délicieuse Amazone Natalie Clifford Barney — dite Moon Beam, dite Fleur-de-Lin, à cause de sa chevelure d’une blondeur presque excessive. Bartillat édite pour compléter la chronique — parue en feuilleton — de Liane de Pougy un roman refusé à l’époque, Lettres à une connue, où la sublime Américaine narre dans le détail sa passion pour la belle horizontale.
Dix ans de fête égrène les aventures successives de Liane, dite Line, aussi bien dans les bras de butors qui la couvrent d’or que sur scène : c’est l’époque où Jean Lorrain, fantasque écrivain et grande folle de l’époque, lui fait jouer un rôle dans une pantomime de son invention — un genre fort goûté dans cette avant-guerre où l’on s’étourdit en attendant le pire. Sarah Bernhardt lui avait donné quelques cours, et en désespoir de cause, lui conseilla de « n’ouvrir la bouche que pour sourire ». Ce qu’elle fit, trente ans durant, avec talent.
Elle vécut, comme on dit, de ses charmes. Mais une demi-mondaine n’est pas une pierreuse (qui faisaient le tapin pour quelques pièces sur les tas de cailloux au bas des « fortifs ») ni une prostituée en maison — même si Liane s’amusa à amener Natalie dans l’un des bordels chics de l’époque. Une call girl actuelle se loue pour 3 ou 400 euros de l’heure, tarif de base. Liane de Pougy demandait au minimum 5000 francs / or, soit aux alentours de 25 000 €. Sans compter les cadeaux : elle se constitua ainsi un collier de plusieurs centaines de perles à une époque où l’on ignorait les perles de culture, qui sont inventées à cette époque au Japon par Kokuchi Mikimoto.
Princes, ducs, banquiers (Maurice de Rothschild), fils de famille défilent dans son salon et halètent à la porte de sa chambre : ils meurent tous du désir de l’avoir à leur bras, alors qu’elle n’accorde que rarement ses faveurs, et, de son propre aveu, répugne à la fellation et au coït vaginal. Va comprendre, Charles…
Des hommes de Lettres aussi : pendant que son amie Valtesse de la Bigne fait transpirer d’amour le pauvre Zola, Liane séduit Henri Meilhac, qui avec Halévy avait écrit les livrets des opérettes d’Offenbach. Et Goncourt, qui en avait pourtant connu d’autres, la décrète « plus jolie femme du siècle ». Et Cocteau, dans Reines de la France, la décrira ainsi : « Le poing sur la hanche, harnachée de perles, cuirassée de diamants, Liane de Pougy avançait parmi les tables de Maxim’s avec l’indifférence des astres. Les hommes se levaient, la saluaient. Elle continuait sa route ». La séduction par l’indifférence. Prenez-en de la graine, gourgandines !
Enter Natalie Clifford Barney, héritière américaine richissime, poétesse de talent, et séductrice irrésistible : elle s’est présentée chez Liane habillée en page florentin, « page de l’Amour », dit-elle. Liane lui offrira, en gage de cet amour, une bague signée Lalique en argent, émail bleu et opales, ornée d’une chauve-souris (symbole d’homosexualité, qu’on se le dise). Elle est aujourd’hui au Musée des Arts décoratifs — où est exposé aussi le lit de parade de Valtesse de la Bigne, ce fameux lit que Zola mourait de voir et que la célèbre courtisane lui refusa toujours de contempler.
Liane fut ainsi la première des Parisiennes à tomber dans les bras de l’Américaine. Suivront Renée Vivien, Lucie Delarue-Mardrus, la duchesse de Clermont-Tonnerre, Colette ou Romaine Brooks. Écrivaines de grand talent ou peintres tout aussi célèbres, le 1900 lesbien tout entier est dans le carnet d’adresses de Natalie, qui fut le vrai génie lesbien de son siècle — et du nôtre : ce n’est pas Marie-Jo Bonnet, vraie féministe et autrice de la somme incontournable sur Les Relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle, qui me démentira.
Deux livres qui en un sens se complètent. Celui de Liane de Pougy est une chronique intelligemment scandaleuse, écrite avec une indifférence exemplaire. Celui de Clifford Barney (à paraître au mois d’août) est un vrai roman par lettres — même s’il n’y a qu’une seule rédactrice, comme dans les Lettres de la religieuse portugaise. Elle décrit tour à tour l’anticipation sensuelle de la fête à venir, et le souvenir langoureux du plaisir passé, dans une langue incroyablement charnelle. Un livre écrit de la main gauche, si je puis dire.
À noter que son titre, Lettres à une connue, se réfère à un ouvrage posthume de Mérimée, Lettres à une inconnue (1873) — et inspirera sans doute le très beau roman de Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue (1922). Il ne s’agit pas là de femmes qui par hasard écrivent, mais d’écrivains de talent, férus de littérature, qui se trouvent être des femmes — et, souvent, des lesbiennes : tirez-en la conclusion que vous voulez.
Un point encore ; Liane de Pougy entra finalement dans les ordres, chez les Dominicaines, pendant la Seconde Guerre mondiale, et devint Sœur Anne-Marie de la Pénitence. Après la mort de son second mari en 1945, elle loua une chambre au Carlton de Genève, et la transforma en cellule de nonne. C’est là qu’elle est morte. Mais selon ses vœux, elle fut enterrée dans l’enclos des sœurs au cimetière de Saint-Martin-le-Vinoux, en Isère. Elle a su ce qu’était le péché, et ce qu’était la Grâce.
Liane de Pougy, Dix ans de fête, Mémoires d’une demi-mondaine, Bartillat, septembre 2022, 232 p.
Natalie Clifford Barney, Lettres à une connue, Bartillat, août 2024, 193 p.