On ira au château de Versailles, un beau matin, en compagnie d’un enfant de préférence. Même si l’on est peu sensible à la majesté des lieux, même si l’on rêve d’une révolution sanglante et d’une procession de têtes fichées sur des piques, on sera saisi, à son corps défendant, par la mathématique mystérieuse qui organise l’énorme beauté architecturale du palais imaginé, conçu, voulu par Louis XIV. On dit parfois que c’est par piété filiale qu’il vint ici, où Louis XIII avait fait construire un charmant rendez-vous de chasse, et qu’il assécha les marécages alentour afin d’y assouvir sa passion la plus folle et la plus dispendieuse après celle de la guerre.
Si le Roi-Soleil revenait dans sa demeure tant aimée, il serait d’abord étonné par l’admirable état dans lequel il la trouverait : son palais a-t-il jamais semblé si beau, si frais, si achevé ? Enfin, l’ayant quitté depuis si longtemps, il n’est pas certain qu’il en reconstituerait le plan dans sa mémoire. C’est alors que Béatrix Saule, paraissant devant lui, dirait simplement : « Majesté, si vous voulez me suivre… » Et l’on verrait alors ce spectacle prodigieux d’un souverain guidé dans sa propre demeure par une femme gracieuse, s’éblouissant du récit qu’elle lui ferait de ses très anciens exploits. Car il n’est personne, en France, aujourd’hui, qui connaisse aussi parfaitement cette maison royale, si vaste et si compliquée.
Directrice générale de l’Établissement public du musée et du domaine national de Versailles, Béatrix Saule a bien voulu recevoir Causeur pendant quelques instants dérobés à un emploi du temps surchargé, entre une délégation chinoise et les émissaires d’un royaume éloigné. L’occasion de l’interroger nous fut donnée par l’exposition « Sciences et curiosités à la cour de Versailles » (jusqu’au 3 avril). Le succès d’une telle entreprise n’était certes pas acquis d’avance ; pourtant, les salles ne désemplissent pas où des visiteurs, émerveillés, constatent l’état très avancé de la recherche, l’étendue des connaissances, la soif de savoir des Français, au siècle des « précipitations » chimiques et… sociales.[access capability= »lire_inedits »]
Grâce à sa scénographie parfaite, cette superbe représentation de la science et de l’esprit de curiosité réserve au visiteur bien des surprises. Sa vision panoramique et circonstanciée de l’immense effort accompli donne un peu d’espoir, alors que notre ciel se couvre….
En ce temps-là, l’Europe et la France découvraient l’univers, et l’offraient au monde.
Patrick Mando : Physique, botanique, chimie, mathématiques, sciences naturelles, tout cela est superbement représenté dans cette exposition : Versailles était-il le centre de l’esprit de curiosité au XVIIIe siècle ?
Béatrix Saule : Nullement ! D’abord, un vaste mouvement d’interrogation scientifique animait les esprits, non seulement en France, mais un peu partout en Europe. Pour ce qui est de notre pays, il s’était créé d’excellentes académies des sciences, dans nombre de régions[1. Montpellier, par exemple, dans les domaines de la botanique et de la médecine, jouissait d’un grand prestige. Sa Société royale des sciences, fondée en 1706, avait eu le privilège d’être reconnue par l’Académie des sciences de Paris. Au début du XVIIIe siècle, la France compte quatre Académies provinciales, à vocation littéraire : à Nîmes (1682), Angers (1685), Toulouse (1694) et Caen (1705)], dont les travaux de qualité leur avaient mérité la reconnaissance royale. Enfin, il faut se rappeler que l’Académie des sciences se trouvait à Paris, non pas à Versailles. Cela dit, entre Paris et Versailles, la circulation des idées et des hommes était constante et fluide. On poursuivait ici une « dispute » qu’on avait commencée là-bas. Les savants venaient à Versailles pour entretenir le roi de leurs découvertes et, parfois, pour lui donner le beau spectacle d’une démonstration. Le XVIIIe siècle européen observe la nature comme on ne l’a pas observée depuis longtemps, sans aucun a priori, même religieux. La question unique à laquelle veulent répondre les savants, pressés par les esprits curieux, est simple dans son énoncé mais fonde la complexité toute scientifique : qu’y a-t-il derrière les choses, au-delà des apparences ? Comment fonctionne cette énorme machine naturelle ? C’est cela, la nouveauté. Elle s’augmente de l’expérience, qui veut reproduire à l’identique les phénomènes constituant le spectacle du monde vivant. Par la reconstitution savante, non seulement le raisonnement humain révèle la partie cachée de la mécanique, mais il établit des preuves de ses lois.
PM : Mais alors, quel est le rôle du château de Versailles dans l’histoire générale des sciences ?
BS: La démonstration scientifique devant le roi et la cour constitue la consécration d’un savant ou d’un inventeur ; comme il est dit dans l’exposition, c’est l’équivalent du prix Nobel ! Tant il est vrai qu’on ne mobilise pas pour rien la plus haute autorité de l’État ! En 1746, un physicien, l’abbé Nollet, aligne dans la Galerie des Glaces 180 gardes royaux ; ils se tiennent par la main, formant un long ruban solidaire. Puis, à l’aide d’une machine de sa fabrication, le physicien produit un courant électrique qui parcourt toute la chaîne humaine, prouvant ainsi qu’on peut faire circuler l’électricité ! En 1783, Joseph-Michel Montgolfier et son frère, Jacques-Etienne, installent un mouton, un coq et un canard à bord de leur ballon, placé dans la cour d’honneur, en présence de Leurs Majestés Louis XVI et Marie-Antoinette. Le ballon s’élève, prend de la hauteur, disparaît… et dépose à quelques kilomètres de là ses passagers sains et saufs ! Imaginez, enfin, quelle stupeur a saisi les témoins des effets du miroir ardent, une invention vraiment géniale, mise au point par François Villette, de son état ingénieur et artificier du roi Louis XIV ! Il s’agissait tout de même du premier four solaire en exercice !
PM : Il semble que, loin de nuire à la beauté du monde réel, tout l’effort des savants, tel qu’on le voit dans cette exposition, dispose au contraire les hommes à s’en émerveiller davantage…
BS : En effet, on ne voit pas d’incompatibilité entre l’explication savante des faits, de leur mécanique, et l’émerveillement qu’ils suscitent. Les hommes sont éblouis par les révélations scientifiques : ils y trouvent matière à admirer la conception parfaite des choses de la nature. Notez que cela me paraît vrai aujourd’hui encore. La capacité d’étonnement est comparable, entre nos ancêtres et nous-mêmes. La différence est sans doute plus grande entre le XVIIe siècle et le XVIIIe : celui-ci révèle au public ce que celui-là réservait au seul « honnête homme ». L’effort n’est pas seulement scientifique, il est également didactique : les hommes du XVIIIe rompent le cercle des initiés, apprennent à enseigner, à démontrer, à propager leur savoir. L’esprit de curiosité, très actif au XVIIe, collecte, recense les choses et les faits « bizarres », mais ne cherche pas vraiment à en expliquer la raison d’être, alors que tout l’effort du siècle suivant portera sur cette entreprise de mise au jour.
L’excellent abbé Nollet disait : « Je veux rendre visible ce qui est invisible. » Puisque nous évoquons un abbé, voyez ce paradoxe : l’Église, en tant qu’institution, a raté le coche de la science, au XVIIIe, alors qu’on trouve nombre d’esprits savants, audacieux, chez les ecclésiastiques ! Par la suite, c’est sous la double censure des jansénistes, très conservateurs, et des jésuites, jusque-là dispensateurs du savoir, craignant de se voir confisquer cette prérogative par les savants, que Louis XV se verra contraint d’interrompre les travaux des encyclopédistes. Pour des raisons purement politiques, et sans doute à son corps défendant, il a sévi contre l’Encyclopédie, dont il comprenait pourtant la valeur et la nécessité.
PM : Voulez-vous dire qu’entre Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, ce n’est pas ce dernier, mais Louis XV l’esprit le plus « curieux », le plus attentif aux découvertes ?
BS : Sans contestation possible ! Et de cela, je me suis rendu compte en préparant cette exposition. Louis XVI se préoccupe de ce qui peut être utile immédiatement au royaume ; son esprit, à l’image de son cabinet de travail, est envahi de projets, de cartes, de maquettes. Son intérêt, incontestable et constant, va aux sciences appliquées. Il aime ce qu’on va pouvoir rapidement expérimenter, réaliser : les ponts de fer, les cônes de Cherbourg[2. L’épisode des cônes utilisés pour la digue dite « du large », à Cherbourg, commence en 1783 : ordre est donné d’assembler à terre un total de 90 caisses en bois, ayant la forme d’un cône, destinées à être immergées, puis lestées de moellons à sec. Au total, il n’en fut achevé qu’une vingtaine]. Il se sent investi d’une mission, il veut le bien du royaume et de ses sujets. La science est à ses yeux l’un des moyens à sa disposition pour servir non à sa gloire mais à son rôle sur la Terre. Tandis que Louis XV, dont les vastes connaissances en chimie, en physique, en botanique, étonnaient les savants, démontre une curiosité dénuée d’arrière-pensée immédiatement utilitaire, en particulier pour les sciences naturelles et pour l’anatomie. Fasciné très tôt par la mort, par le dépérissement des êtres et des choses, il s’interroge avec pertinence sur les fonctions organiques, sur les muscles, le squelette. Il n’est pas, sur ces questions, le dilettante, le paresseux qu’on se plaît à décrire par ailleurs mais, bien au contraire, un homme éclairé, et qui cherche plus de lumière encore.
PM : Et Louis XIV ?
BS : Il passe à côté des sciences exactes, sans leur accorder le moindre intérêt ! L’art, la beauté, l’architecture, les bâtiments, les matières nobles, voilà ce qui l’impressionne, mais la recherche, les savants, la connaissance scientifique, très peu pour lui ! Louis XIV considérait le cabinet des médailles comme le saint des saints ; il y entreposait les pièces de ses collections qu’il préférait : pierres dures, tableaux, sculptures. Devenu roi à son tour, Louis XV a vidé le cabinet de tout ce qu’il contenait afin d’y installer le laboratoire de l’abbé Nollet ! Si on le compare à ses deux successeurs, Louis XIV paraît même dépourvu de curiosité proprement intellectuelle. Il lui arrive bien de se détendre à la lecture d’un livre à haute voix par une tierce personne, mais il n’ouvre que rarement un ouvrage par lui-même. Pour sa culture personnelle, et pour feindre de connaître les œuvres en public, il se contente des fiches de lecture que lui rédige Racine ![/access]
L'art d'enseigner la physique: Les appareils de démonstration de Jean-Antoine Nollet 1700-1770
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