Si une paix très fragile règne entre le Haut-Karabagh et l’Azerbaïdjan, c’est en partie grâce à l’intervention de la Russie. Emmanuel Macron et la France soutiennent les Karabaghiotes mais pourraient faire plus, tandis que l’UE fait preuve d’une complicité cynique avec Bakou. Interview avec le Haut-représentant du Haut-Karabagh, M. Hovannès Guévorkian.
CAUSEUR: Depuis le cessez-le-feu du 9 novembre 2020 et la cessation des combats, la situation s’est-elle stabilisée au Haut-Karabagh ? La vie a-t-elle redémarré ?
GUÉVORKIAN: La situation s’est en effet stabilisée depuis novembre 2020, avec une interruption des combats de grande ampleur grâce à la médiation russe, ainsi qu’à la réinstauration d’un couloir, dit de « Latchine », qui permet d’assurer encore une communication entre l’Arménie et le Haut-Karabagh. Dans ces conditions, une grande partie de la population est revenue après la guerre, ce qui a permis de favoriser le retour d’un certain dynamisme économique. Alors que 110 000 des 150 000 habitants avaient quitté le Haut-Karabagh entre septembre et novembre 2020, nous en avons aujourd’hui 120 000 habitants. 22 000 Karabaghiotes sont encore réfugiés en Arménie, en attendant la construction de logements neufs à Stepanakert notamment, pour pouvoir revenir au Haut-Karabagh. Ces derniers sont originaires des régions annexées par l’Azerbaïdjan pendant la guerre ou cédées par l’Arménie lors du cessez-le-feu qui, menacés de mort par le régime de Bakou, ne peuvent retourner dans leurs régions d’origine.
La reconstruction d’infrastructures représente d’ailleurs la principale source d’emploi et d’activité économique au Haut-Karabagh, avec l’agriculture. Pour permettre ce développement, nous recevons une aide financière importante de l’Arménie, ainsi que de la diaspora. Nous leur sommes reconnaissants de cette assistance qui permet aux Arméniens du Haut-Karabagh de reprendre un semblant de vie normale après l’agression militaire de l’Azerbaïdjan, agression qui a fait près de 3 900 morts côté arménien et qui – au-delà – a provoqué des préjudices moraux et financiers incalculables en ciblant délibérément les populations civiles pour les contraindre à s’exiler de leurs régions d’origine.
Pourriez-vous rappeler précisément quels furent les conséquences de l’accord de cessez-le-feu en novembre 2020 pour le Haut-Karabagh ?
À l’issue de la guerre de 2020, l’armée azerbaïdjanaise a réussi à prendre le contrôle d’une grande partie du territoire d’origine de la République autodéterminée du Haut-Karabagh. Rappelons que notre République avait été établie et son territoire fixé par referendum en 1991. La guerre déclenchée alors par le régime de Bakou à la suite immédiate de ce referendum s’était soldée en 1994 par une défaite de l’armée azerbaïdjanaise à la suite de laquelle nous avions établi une zone de sécurité autour du territoire karabaghiote. Jusqu’en 2020, la frontière entre l’Azerbaïdjan et le Haut-Karabagh était en fait une ligne de front. Les territoires passés sous contrôle de l’Azerbaïdjan en novembre 2020 se situent dans leur écrasante majorité dans la ceinture de sécurité autour de la République du Haut-Karabagh, qui constituait la fameuse zone tampon entre les forces azerbaïdjanaises et la population du Haut-Karabagh. La prise de contrôle par Bakou sur ces territoires a eu pour effet immédiat un encerclement intégral du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan. Depuis que ces régions ont été annexées ou reprises par l’Azerbaïdjan, tous les Arméniens qui y vivaient ont été contraints de fuir, soit dans la zone libre du Haut-Karabagh, soit en Arménie, de sorte qu’il n’y a plus que des militaires azerbaïdjanais qui occupent ces territoires à l’heure actuelle.
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Depuis cet accord, vous sentez-vous encore menacés par le régime du président Aliev ?
La menace est permanente et elle est létale. Il faut bien comprendre que nous sommes face à un régime qui a construit sa légitimité sur un discours de haine arménophobe et que la prétendue « guerre » qu’il nous mène est en vérité une épuration ethnique. Bien sûr, la présence de forces de maintien de la paix nous permet de développer le pays et d’y vivre à peu près en sécurité. Mais si le régime de Bakou n’a entrepris aucune attaque massive depuis les accords du 9 novembre 2020, il pratique une forme de harcèlement permanent et une véritable politique de terreur : ainsi, si les percées éclaires et les prises de contrôle de nouvelles hauteurs stratégiques lui procurent de nouveaux avantages militaires sur le terrain et consolident ses positions (toujours en violation de la déclaration du cessez-le-feu de 2020), les coupures de gaz, les vols réguliers de bétail et l’intimidation de la population ont pour objectif de pousser dehors la population arménienne du Haut-Karabagh.
L’omniprésence et la proximité immédiate de militaires azéris lourdement armés sur les territoires occupés par l’Azerbaïdjan depuis novembre 2020 n’a rien de rassurant quant aux intentions futures d’Aliev sur le sort des Arméniens du Haut-Karabagh. Du reste, les bombardements sur l’Arménie du 13 au 14 septembre dernier provenaient de batteries situées sur ces territoires occupés. Bien que la question de l’Arménie soit distincte de celle du Haut-Karabagh, et que nous n’ayons pas été touchés par ces derniers bombardements, il va de soi que lorsque l’Arménie est prise pour cible, nous nous sentons également en danger.
La présence des Russes depuis novembre 2020 est-elle pour vous un véritable soutien ? Leur rôle de médiation est-il satisfaisant ?
L’armée russe joue un rôle fondamental pour le maintien de la paix au Haut-Karabagh. Avec le cessez-le-feu, la réinstauration du couloir de Latchine et l’interposition des forces russes, les avancées de l’armée azerbaïdjanaise ont été stoppées, ce qui a permis de garantir de nouveau la présence des Arméniens sur leurs terres ancestrales. À l’heure actuelle, les soldats russes, qui sont au nombre très exact de 1960, surveillent le couloir de Latchine. Cependant, l’accord de cessez-le-feu prévoit que les troupes russes soient présentes au Haut-Karabagh pour cinq années consécutives, reconductibles selon l’éventuel accord des deux parties. Nous estimons ce délai trop court, ce que nous avions déjà exprimé à l’époque d’ailleurs. Rien ne nous garantit en effet que l’Azerbaïdjan acceptera de renouveler la présence de l’armée russe en novembre 2025. Or, tant qu’il n’y aura pas de garanties, vu les exactions et les crimes sans nom perpétrés par la soldatesque de Bakou, les Arméniens du Haut-Karabagh seront naturellement tentés de fuir à l’approche de la date-butoir ce qui mettrait de nouveau en péril l’existence du Haut-Karabagh. Nous sommes favorables à une prolongation de l’interposition russe aussi longue que possible et nous demandons même un renforcement substantiel de ses effectifs : moins de 2 000 soldats pour garder un territoire libre de près de 2900 kilomètres carrés, c’est extrêmement peu. Cela ne permet pas de prévenir les agressions répétées de l’armée azerbaïdjanaise aux frontières.
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Quel appel faites-vous à la communauté internationale et en particulier au groupe de Minsk ? Vous estimez-vous suffisamment écoutés et soutenus ?
Le groupe de Minsk, constitué de représentants américain, français et russe est inactif depuis le déclenchement du conflit ukrainien en février. Cette situation est très inquiétante, parce que ce groupe et la médiation internationale qu’il représente constituent la seule garantie politique institutionnelle contre une nouvelle invasion azerbaïdjanaise et contre ce qu’elle signifierait : « la valise ou le cercueil » pour les Arméniens du Haut-Karabagh et la destruction intégrale de tout leur patrimoine (cimetières, monastères, églises). Le fait qu’aucune concertation ne soit possible à l’heure actuelle entre les trois puissances, leur incapacité à faire la part des choses, peut être lourde de conséquences pour tout un peuple. Vont-elles accepter une nouvelle guerre en forme d’épuration ethnique de la part de Bakou ? Fermer les yeux sur une nouvelle agression azerbaïdjanaise qui pourrait être fatale à l’Arménie et au Haut-Karabagh ?
En attaquant la République du Haut-Karabagh il y a deux ans, l’Azerbaïdjan a ouvertement violé plusieurs clauses du droit international et ses propres engagements devant le Groupe de Minsk. Cela aurait dû immédiatement provoquer des réactions ! En 2021-2022, la France, les Etats-Unis et la Russie ont renouvelé leurs ambassadeurs auprès du groupe de Minsk, ce que nous avons interprété comme signalant une volonté de trouver une solution politique à ce conflit dans les années futures. Nous les appelons à reprendre les discussions pour régler le conflit du Karabagh et surtout garantir l’existence du Haut-Karabagh après 2025.
De nombreux hommes politiques français et intellectuels ont exprimé leur soutien à la population du Haut-Karabagh. Au-delà de ces déclarations, ressentez-vous un soutien suffisant de la France ?
Nous sommes particulièrement reconnaissants envers toutes les institutions, collectivités territoriales et associations qui sont d’un grand soutien depuis 2020 : les résolutions adoptées par le Sénat et l’Assemblée nationale de la République française portant sur la nécessité de reconnaître notre République, la centaine de textes votés en soutien au peuple karabaghiote par les collectivités territoriales françaises (résolutions, déclarations, vœux, motions, appels), les pétitions et lettres ouvertes, adressées au gouvernement français, ont été perçues par les Karabaghiotes comme des tentatives de sauvetage du Haut-Karabagh. Par ailleurs, je dois souligner l’implication du Président français, Emmanuel Macron. Il a toujours été très ferme dans ses discours contre les agressions azerbaïdjanaises, qu’il a condamnées dès le mois d’octobre 2020, en mentionnant à juste titre la présence de nombreux djihadistes recrutés par l’Etat azerbaïdjanais pour mener cette guerre ainsi que l’inacceptable soutien logistique de la Turquie à cette agression.
Pour autant, l’action de l’État français est insuffisante. Nous souhaitons qu’il quitte sa position de neutralité qui constitue en vérité une prime à l’agresseur. Face à l’invasion de l’Ukraine en février dernier, Emmanuel Macron et la France ne se sont pas contentés de discours mais ont apporté un soutien matériel, opérationnel et logistique à l’Ukraine. Il n’en est pas de même pour nous alors qu’outre l’agression militaire, nous sommes confrontés à un État « épurateur » ethnique. La vie des Arméniens vaut-elle moins que celles des Ukrainiens ? Comment peut-on hiérarchiser des conflits d’une nature aussi semblable ? A ce titre d’ailleurs, je ne peux que condamner la complicité de la Commission européenne avec le régime de Bakou, et le cynisme de sa présidente, madame Von der Leyen qui s’est rendue très récemment en Azerbaïdjan pour négocier des achats de gaz. En parlant de « partenaire fiable » à propos du régime criminel de Bakou, elle a foulé aux pieds les valeurs européennes et elle a insulté les victimes arméniennes de ses crimes. Si elles veulent rester crédibles, les diplomaties française et européenne doivent se conformer aux valeurs qu’elles professent.
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