En décidant, dès son indépendance, que les cours scolaires seraient donnés en arabe classique et non en arabe populaire, l’Algérie a imposé la langue du Coran à tous les élèves. Selon le linguiste Alain Bentolila, l’éducation publique est devenue un outil confessionnel, non un instrument de la liberté de pensée.
À l’aube de son indépendance, l’Algérie choisit l’arabe classique comme langue de l’École, alors même que la langue du peuple (la « DARIJA ») était une langue très différente de l’arabe littéral. La langue du Coran, que l’on voulait être celle de tous les musulmans, fut donc imposée au système scolaire. Affichage religieux et panarabisme furent les ressorts d’une décision qui signa de fait la faillite de ce système. Elle eut en effet deux conséquences désastreuses. La première fut de précipiter des élèves ne parlant que l’arabe dialectal ou le berbère dans une école qui leur parlait un arabe classique qu’aucun d’eux ne comprenait. La seconde conséquence fut encore plus grave ! En choisissant la langue du Coran, on choisit une conception de la lecture qui déniait au lecteur son droit essentiel de compréhension et d’interprétation. Lire le Coran et le savoir par cœur sont en effet deux choses qui sont intimement liées dans la plupart des écoles coraniques (comme l’est d’ailleurs la lecture de la Thora dans les écoles talmudiques). En faisant de l’arabe littéral la langue de l’École algérienne, on dissuada les élèves de se faire leur propre idée d’un texte. On introduisit ainsi dans l’éducation publique une conception confessionnelle de la lecture : la capacité de lire y est donnée d’en haut, elle « tombe » sur l’élève-croyant, comme elle tomba jadis sur le prophète. Elle n’est en aucune façon le fruit d’une conquête, d’un effort personnel, encore moins l’instrument d’une liberté de pensée. Elle est le fruit d’une révélation. Or l’école, dans quelque pays que ce soit, est un lieu d’élévation intellectuelle et non pas celui de la révélation. L’école algérienne, en imposant à son école une langue inconnue de ses propres élèves orienta l’apprentissage de la lecture vers la récitation servile et leur interdit ainsi de questionner et d’interpréter le sens des textes. Le juste respect dû au texte se changea en soumission craintive, au point que la compréhension même devint offense. La juste compréhension fut ainsi exclue de l’Ecole algérienne comme l’exégèse l’était au sein des mosquées. En leur imposant l’arabe littéral, ce ne fut pas une langue nationale que l’on offrit aux petits Algériens comme cadeau d’indépendance, ce fut un nouveau joug qu’on lui imposa : la langue du religieux remplaça celle du colonisateur avec la même conséquence désastreuse pour la formation intellectuelle des petits écoliers. En bref, l’arabe classique acheva le « sale boulot » que le français avait initié : le français avait exclu pendant des décennies une partie importante des petits « indigènes » des voies de la réussite scolaire ; l’arabe du Coran condamna l’idée même d’une école algérienne libératrice. La confusion entre élévation et révélation a ainsi privé les élèves algériens de tout espoir d’émancipation, de toute capacité d’autonomie. Cette confusion priva les fidèles de leur droit d’exégèse et les écoliers de toute possibilité de compréhension singulière.
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Depuis des dizaines d’années, les responsables algériens ont sciemment évité de cultiver la pensée des enfants comme on cultive un champ pour nourrir les siens. Ils se sont gardés de leur transmettre les valeurs universelles qui leur auraient donné le sens de leur humanité. Ils les ont privés du désir et des moyens d’analyser et de questionner qui leur auraient permis de ne pas s’en laissent conter. Ils les ont ainsi détournés du goût de l’inattendu, de l’incongru et du singulier pour mieux les soumettre à la pensée dominante. Et ces élèves devenus grands se sont enlisés, année après année, dans la connivence, les apparences identitaires, la proximité et le prévisible. Dans ce pays, sonne chaque jour le glas annonçant la mort du verbe et de la pensée et célébrant l’asservissement des esprits ; dans cette dictature, fut enterrée profondément l’idée même de résistance. Pour une bonne moitié de la population de ce pays « confisqué », le questionnement fertile a été remplacé par la docilité servile, les « mots d’esprit » ont fait place aux « mots d’ordre », le spirituel a cédé devant le rituel et finalement, la soumission intellectuelle et spirituelle est ainsi devenue une forme de vie « acceptable ». Les dictateurs ont eu en effet le champ libre, dès lors qu’ils ont acquis l’assurance qu’une partie suffisamment importante de leur population n’avait plus ni les moyens ni le goût de la résistance intellectuelle. La parole d’État devint « parole d’Évangile » ; elle tomba sur les épaules courbées de citoyens devenus des créatures et non plus des créateurs. Une spiritualité pervertie devint alors le meilleur allié de l’asservissement social et politique.
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