Ce que j’aimais, moi, c’était quand la droite était de gauche. C’était notre exception française, ça, une droite de gauche. C’était bien, parce que du coup, par ricochet, la gauche était vraiment de gauche. On avait le plus gros Parti communiste d’Europe de l’Ouest et les socialistes les plus socialistes de l’Internationale socialiste[1. « Celui qui n’accepte pas la rupture, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, cela va de soi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. » François Mitterrand, congrès d’Épinay, 1971. Si, si…], sauf peut-être Allende au Chili.[access capability= »lire_inedits »] Mais lui, il était tombé sur une droite vraiment de droite, avec l’idéologie de Milton Friedman et les chars pour la faire passer en douceur.
Chez nous, la droite de gauche, ça ne datait pas d’hier. Écoutez plutôt : « Depuis un siècle, des doctrines nouvelles se sont levées sur le monde, des théories économiques l’ont envahi, qui ont proposé l’accroissement indéfini de la richesse comme le but suprême de l’ambition des hommes, et qui, ne tenant compte que de la valeur échangeable des choses, ont méconnu la nature du travail, en l’avilissant au rang d’une marchandise qui se vend et s’achète au plus bas prix. » Non, vous n’y êtes pas, ce n’est pas Karl Marx : c’est Albert de Mun en 1884, le père du catholicisme social. Il siégeait à l’extrême droite de l’Assemblée. Les choses seraient-elles moins simples qu’il n’y paraît ? Y aurait-il eu une vie à droite avant le « Travailler plus pour gagner plus » ?
En même temps, un doute m’étreint. Un doute terrible. J’ai comme l’impression que j’appelle « droite de gauche » la droite qui fait des choses qui me plaisent. À moi qui suis de gauche, c’est-à-dire, vous l’aurez compris, dans le camp du Bien… Comment voulez-vous, sur de telles bases, que je n’appelle pas « gauche » une droite qui me séduit ? Sinon, cela voudrait dire que je suis de droite et, pour ça, ma mère me tuerait, c’est sûr.
En plus, j’ai des excuses : le gaullisme, spécialité française comme le péronisme était une spécialité argentine, n’est pas pour rien dans cette idée d’une « droite de gauche », c’est-à-dire d’une droite qui fait ce que la gauche aime. Une droite sociale, étatiste, colbertiste ne peut pas être vraiment de droite puisque que le social, le colbertisme, l’étatisme sont des vertus dont nous, à gauche, avons le monopole comme nous avons le monopole du cœur, quoi qu’en dise Giscard.
Un souvenir personnel, juste un. C’était pendant une de mes conversations avec le regretté Frédéric Fajardie, auteur de romans noirs et surtout, du temps de sa jeunesse, gros bras du service d’ordre chez les maoïstes des Comités Vietnam de base. Il m’avait confié, rigolard, l’étrange sentiment que ses camarades et lui avaient eu, en 1966, quand De Gaulle avait prononcé son discours de Phnom Penh : celui d’être doublé sur leur (extrême) gauche par une brute galonnée, normalement symbole du fascisme en marche… Eh oui, Fajardie ne pouvait pas faire autrement, tout à coup, que d’approuver ce de Gaulle tiers-mondiste, non-aligné, prônant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais pour résister au choc psychologique (imaginez un peu : un homme de droite qui faisait des choses bien), il lui fallait donc imaginer que de Gaulle était de gauche. Et puis, d’un autre côté, il restait un De Gaulle du SAC et de la « chienlit », un De Gaulle du 30 mai 1968, un De Gaulle salaud. Ça rassurait, ça compensait…
En fait, voilà, c’est ça : j’aime les hommes et les femmes de droite seulement s’ils pensent comme moi, moi qui suis de gauche, c’est-à-dire, répétons-le, dans le camp du Bien, de la sculpture de soi, de la raison contre la pulsion. Et ces hommes et ces femmes de droite qui pensent comme moi ne peuvent être que de gauche, sinon, cela pourrait bien m’amener à des révisions déchirantes.
C’est pourquoi je considère comme de gauche le Chaban de la « Nouvelle société », le Giscard de la loi Veil et même, tenez, le Jacques Chirac de 1995, quand il a gagné la présidentielle à l’arraché sur la « fracture sociale » de Marcel Gauchet et les travaux d’Emmanuel Todd révélant le fossé qui séparait les élites de classes populaires marquées par le chômage et portées au repli identitaire. Il a vraiment fallu que je me force pour voter Jospin au deuxième tour, cette année-là. Tout ce que disait Chirac, l’amour des pauvres, la fiche de paie qui n’était pas l’ennemie de l’emploi, c’était de gauche, non ? À se demander, aussi, si la boutade de Bernadette à un Hollande goguenard en juin 2009 − « Vous savez, mon mari a toujours été de gauche… »[2. L’inverse existe. Il y a des gens de droite qui adorent les gens de gauche quand ils pensent comme eux, à l’exemple de la popularité de Manuel Valls, exception radieuse parmi les encéphalogrammes plats des cotes de popularité ministérielles.] − était vraiment une boutade, étant entendu entre vous, Bernadette et moi que la gauche est juste et égalitaire tandis que la droite est réaliste, injuste, méchante, inhumaine.
En fait, ce que j’aimais bien, c’était une droite qui me renvoyait à mes contradictions, une droite qui était à la fois progressiste et conservatrice. La droite française était politiquement schizophrène, contrairement à la gauche qui savait où elle allait, c’est-à-dire, pour aller vite, vers l’horizon radieux de la société sans classes.
En même temps, aujourd’hui, j’ai du mal à retrouver cette dualité chez les candidats qui s’affrontent en ce moment pour la direction de l’UMP. Ils sont tous terriblement cohérents, univoques. Les mauvais esprits, comme Élisabeth Lévy, diraient qu’ils en deviennent aussi sectaires que les gens de gauche.
Oui, décidément, la droite, c’était mieux avant. Je sais : ça, c’est une phrase de droite.[/access]
*Photo : Patrick Peccatte/ Paris Match.
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