Qui se souvient de Tristan Corbière ? Dans le Lagarde et Michard du XIXème siècle, qui fut si longtemps notre bible ou notre Who’s who, comme on voudra, il est à peine fait mention de son nom, dans le chapitre sur le symbolisme. On signale l’existence de son unique recueil Les Amours jaunes, paru en 1873 deux ans avant sa mort. Vous me direz, il est à peine question aussi de Lautréamont dont les Chants de Maldoror seraient, d’après Lagarde et Michard, « une œuvre exaltée, fulgurante et cruelle ». Inutile de préciser qu’avec une telle description, nous nous étions précipités sur la première édition de poche venue. De quoi se demander si le Lagarde et Michard ne suscitait pas aussi, plus ou moins volontairement, le désir de littérature par les manques qu’il laissait apparaître.
Mais Corbière n’a pas eu la chance posthume de Lautréamont qui fut célébré par les surréalistes. Il a bien eu le droit, lui aussi, à une place de choix dans l’Anthologie de l’humour noir de Breton mais il n’a pas sa Pléiade. Corbière, en fait, les premiers vers que nous avons lus de lui, c’était dans l’Anthologie de la poésie française de Pompidou. Pompidou l’avait réalisée avant d’être président de la République. Il aimait vraiment la poésie. Ce n’était pas de la com. On se rappelle peut-être qu’il avait cité de manière tout à fait improvisée Eluard à une question sur l’affaire Gabrielle Russier, à la fin d’une conférence de presse. J’attends le candidat à la présidence de la République capable de faire la même chose, aujourd’hui.
Un des poèmes de Tristan Corbière choisi par Pompidou, c’était Rondel :
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Il n’est plus de nuits, il n’est plus de jours ;
Dors… en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !
Cela nous avait bouleversé, à vrai dire. Parce que de tels vers, on les sait presque instantanément par cœur tant ils entrent, sans que l’on puisse dire exactement pourquoi, en pleine harmonie avec notre sensibilité du moment. La mort était présentée comme un repos nostalgique, un soulagement triste après une vie qui avait été brève, dure, cruelle même.
A l’image de celle de Corbière, fils d’un écrivain maritime célébrissime en son temps, notable de Morlaix où il présidait la Chambre de commerce. Mais voilà, Corbière, dès l’adolescence, souffre de rhumatisme aigu et devient partiellement infirme : seuls moments d’évasion et de bonheur, prendre la mer du côté de Roscoff même par gros temps sur son cotre Le négrier et pouvoir enfin cacher sa laideur.
S’il a été sauvé de l’oubli, comme nous le rappelle Frédérick Houdaer dans son essai biographique qui vient de paraître Ils te croiront mort, les bourgeois sont bêtes, ce fut d’abord grâce à Verlaine et son étude sur Les Poètes maudits parue en 1884. Verlaine avec un instinct très sûr soulignait l’importance de Rimbaud, de Mallarmé et de Corbière qui étaient pourtant morts dans l’anonymat presque complet ou comme Rimbaud, avait disparu, au sens propre du terme, dans le désert.
Ce qu’il y a de bien, dans le livre de Frédérick Houdaer, rapide, incisif et insolent de liberté, c’est la mise en perspective. Corbière aujourd’hui, avec un « story-telling fortement iodé », est notre contemporain. C’est pour cela, par exemple, que la lecture des Amours jaunes a pu aider un jeune poète des années 80, Houdaer en l’occurrence, à traverser cette décennie glacée : « De temps en temps, je mets la main sur un livre qui forme une poche d’oxygène sous la banquise, qui me donne de l’air pour une semaine, un mois. » Houdaer est d’une sévérité rare mais souvent justifiée avec le milieu enseignant et universitaire qui, dans son immense majorité, ignore Corbière comme il ignore bons nombres d’outsiders et de classiques souterrains qui ne rentrent pas dans les cases ou résistent à l’aseptisation scolaire.
Son essai est ponctuée de dialogues hilarants avec une certaine Cindy-Jennifer, bas-bleu hypokhâgneux formaté par ses études mais qui se laisse convaincre par Houdaer du génie de celui qui s’appelait lui-même le « poète contumace »: il savait désarticuler ses vers comme était désarticulé son corps, il pouvait aussi bien évoquer une tempête, une dérive dans des caboulots de marins, un Pardon à Saint-Anne-de-la Palud ou une insomnie. A ce propos, Les Litanies du sommeil est peut-être un de plus grands textes de notre littérature sur cette question.
On remerciera donc Frédérick Houdaer, poète lyonnais, de nous rafraîchir la mémoire en nous invitant à lire ou relire Les Amours jaunes de son prédécesseur breton, à la manière dont on signe une reconnaissance de dette.
Ils te croiront mort, les bourgeois sont bêtes, de Frédérick Houdaer (Le feu sacré éditions, coll. « Pourquoi je lis »)
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