Si Jordan Bardella est d’extrême droite, en raison notamment des positions du RN sur l’immigration, où classer du coup le général de Gaulle et ses pâles épigones ? Les pudeurs de gazelle des dirigeants LR vis-à-vis de toute alliance électorale sont-elles vraiment justifiées ?
« Les musulmans, vous êtes allés les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas, vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très intelligents. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se séparent de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber 10 millions de musulmans qui demain seront 20 millions, et après-demain 40 ? Si nous faisons l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! » Ainsi s’exprime le général de Gaulle auprès d’Alain Peyrefitte en 1959, durant la guerre d’Algérie1.
Les gaullistes sont devenus conformistes
Pour le président de la République, qui considère que « nous sommes avant tout un peuple européen de race blanche, de culture gréco-latine et de religion chrétienne », l’intégration est une « entourloupe » vouée à l’échec. « Avez-vous songé que les musulmans se multiplieront par deux, puis par cinq, pendant que la population française restera presque stationnaire ? C’est un tour de passe-passe puéril ! », martèle-t-il à son interlocuteur, avant de conclure : « Vous voyez un président arabe à l’Élysée ? » Le général préférera donc accorder l’indépendance à l’Algérie. Après la signature des accords d’Évian en mars 1962, près de 70 000 anciens supplétifs de l’armée française et leur famille (selon les dernières estimations des historiens) sont torturés et massacrés par la population locale sans que la France n’intervienne. « Nous ne devons pas nous laisser envahir par la main-d’œuvre algérienne, qu’elle se fasse ou non passer pour des harkis ! Si nous n’y prenions pas garde, tous les Algériens viendraient s’installer en France », déclare le chef de l’État en Conseil des ministres, quelques mois plus tard2. Alors Gérald Darmanin, Bruno Le Maire, Renaud Muselier, Laurent Wauquiez, Jean-François Copé et consorts, toujours gaullistes ?
Il y a quelque chose de loufoque à voir certaines grandes figures de la droite autoproclamée « républicaine » évoquer pompeusement le général de Gaulle, la croix de Lorraine, l’esprit de la Résistance ou Munich pour vilipender une éventuelle alliance électorale avec « l’extrême droite ».
Nos si conformistes « gaullistes » du XXIe siècle, visiblement fort soucieux de leur image dans les médias, refusent donc de se livrer à une telle « infamie », pour reprendre les termes de Renaud Muselier. La France est en train de couler mais leur vertu elle, reste à flot, c’est l’essentiel. Pendant ce temps, la gauche est prête à se regrouper sans barguigner autour d’un parti de plus en plus antisémite et de moins en moins républicain (avec la complaisance ahurissante de ces mêmes médias)… On serait d’ailleurs très curieux de connaître la définition précise de ce qu’est « l’extrême droite » aux yeux de nos « gaullistes » du dimanche. Ignorent-ils que les premiers à rallier l’homme du 18 juin à Londres en 1940 viennent pour la plupart de l’extrême droite, la vraie ?
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Sur le plan historique, un parti d’extrême droite qui accepte le jeu démocratique, refuse la violence, défend la laïcité, combat l’antisémitisme, ne remet pas en cause le mariage homosexuel et va même jusqu’à voter la constitutionnalisation du droit à l’IVG serait une grande première. Signe que les temps ont décidément bien changé, c’est la simple critique de l’immigration et de ses effets pervers, la défense des frontières ou des positions fermes sur la sécurité qui vous extrême-droitise automatiquement de nos jours, alors même que ces idées étaient partagées et considérées comme le bon sens le plus élémentaire par la plupart des partis politiques de droite comme de gauche sous la IIIe, IVe et Ve République, jusqu’au Parti communiste de Georges Marchais à la fin des années 1970. Dans les années 1980 le RPR de Jacques Chirac, qui se veut l’héritier du gaullisme, préconise en sus de la restriction de l’accès aux allocations familiales, la suppression du droit du sol et l’expulsion des immigrés au chômage depuis plus de deux ans. Soit le programme de « l’extrême droite » aujourd’hui.
Quand Valéry Giscard d’Estaing plaidait pour le droit du sang dans Le Figaro
C’est une époque où le RPR s’allie avec le FN à Dreux, lors des élections municipales de 1983, avec l’assentiment de la plupart des têtes d’affiche de la droite républicaine dont Alain Juppé et Jean-Claude Gaudin, pour qui l’essentiel est de « battre l’adversaire socialo-communiste ». Jean-Claude Gaudin, dont le fils spirituel et bras droit à Marseille sera un certain Renaud Muselier. C’est une époque où le chef de l’opposition de droite, Jacques Chirac, vote à l’Assemblée contre la dépénalisation de l’homosexualité (en 1982) et fait lors d’un meeting à Marseille (en 1988) un éloge décomplexé de ce qui est devenu depuis un crime contre l’humanité : « Je suis fier du passé, de l’œuvre coloniale de la France. Il n’y a que les intello-gaucho-masochistes pour critiquer cela. C’est pourtant une image superbe de la France. Quand Jacques Médecin inaugure à Nice une place de l’Indochine, je dis qu’il a raison. » Sans oublier l’envolée lyrique sur « le bruit et les odeurs » entre deux verres de pinard, lors d’un dîner-débat à Orléans (en 1991) devant 1 300 militants hilares3…
L’année précédente, les états généraux de la droite (RPR et UDF) réunis à Villepinte prônent une politique d’assimilation stricte, la fermeture des frontières, l’expulsion rapide des clandestins, la limitation du droit d’asile et du regroupement familial, tout en proclamant l’incompatibilité entre l’islam et nos lois. « L’islam n’apparaît pas conforme à nos fondements sociaux et semble incompatible avec le droit français », affirment en cœur les signataires du texte final parmi lesquels Chirac, Giscard, mais aussi Sarkozy, Bayrou ou Juppé. Même le RN n’ose plus défendre en 2024 une telle position, tenue désormais par le seul Éric Zemmour. Dans un article publié en septembre 1991 dans Le Figaro, intitulé « Immigration ou invasion », le crypto-fasciste Valéry Giscard d’Estaing préconise l’abandon du droit du sol au profit du droit du sang et écrit notamment, parenthèses incluses : « Le type de problème actuel auquel nous aurons à faire face se déplace de celui de l’immigration (arrivée d’étrangers désireux de s’installer dans le pays) vers celui de l’invasion (action d’entrer, de se répandre soudainement, selon la définition donnée par Littré). »
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Ironie de l’histoire et nonobstant l’anachronisme, Jordan Bardella et Marine le Pen feraient aisément figure de gauchistes face aux radicaux-socialistes d’il y a même pas un siècle, preuve que la « fascisation » du Rassemblement national – ce que le peu flatteur terme d’« extrême droite » insinue en creux – est pour le moins vaseuse. En 1938, un vrai « munichois », pour le coup, le président du Conseil Édouard Daladier, partisan de la préférence nationale en matière d’emploi, promulgue un décret-loi sur la police des étrangers qui prévoit l’internement de tous les « indésirables étrangers », puis « de tout individu considéré comme dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». Les propriétaires ont l’obligation de déclarer l’hébergement de toute personne non française. À l’époque, ce sont essentiellement les Juifs venus d’Europe centrale qui sont visés. L’ancien ministre des Colonies du Cartel des gauches fait de la lutte contre l’avortement son autre cheval de bataille et se félicite de mener une politique favorisant « la répression des vices et la lutte contre les fléaux sociaux qui constituent autant de dangers pour l’avenir de la race ». En 1939, le nombre des affaires d’avortement instruites devant les tribunaux explosera, passant de 90 procès au premier trimestre à 277 au deuxième et 509 au troisième.
Chaque parti politique a un placard à cadavres
Au-delà de ses positions sur l’immigration, la diabolisation du Rassemblement national malgré son évolution politique depuis 2011, son changement de nom et la volonté de Marine Le Pen de le « respectabiliser », vient essentiellement des dérapages antisémites de son père et de l’origine du parti. Ses nombreux contempteurs rappellent régulièrement que le Front national, fondé en 1972, compte à ses débuts cinq ex-collabos notoires4, oubliant au passage de préciser que les anciens résistants (33 au total) sont bien plus nombreux encore, ce qui n’excuse d’ailleurs rien. Sauf qu’au petit jeu de la reductio ad Hitlerum, chaque parti politique cache des cadavres dans son placard. Il suffit de l’ouvrir. L’histoire du Parti socialiste et de son ancêtre la SFIO n’a, par exemple, rien de glorieux non plus à l’aune de la morale du XXIe siècle (on occultera pudiquement le Parti communiste pour ne pas allonger inutilement la lecture de cet article). Au-delà des diatribes antisémites de Jean Jaurès et de nombreux socialistes d’un autre siècle, ou des discours colonialistes de Léon Blum sur les « races supérieures » censées « attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation »5, souvenons-nous qu’une grande majorité des parlementaires socialistes votent les pleins pouvoirs à Pétain en juillet 1940 et que 12 des 17 ministres socialistes de la IIIe République encore en vie à la Libération sont exclus du parti en raison de leur compromission sous l’Occupation.
Pendant la guerre d’Algérie, c’est sous le socialiste Guy Mollet (1956-1957) que les « pouvoirs spéciaux » sont accordés aux militaires et que certains officiers ne se gênent pas pour manier la gégène sur les terroristes du FLN, pendant que le ministre de la Justice, un certain François Mitterrand, avalise la condamnation à mort de 45 d’entre eux. Le procureur général d’Alger Jean Reliquet ne tardera pas à accuser trois ministres du gouvernement (les socialistes Max Lejeune et Robert Lacoste, ainsi que le radical-socialiste Maurice Bourgès-Maunoury) d’avoir autorisé la torture6. Souvenons-nous enfin que le PS prend les rênes de l’État en 1981 grâce à un homme décoré de la Francisque, qui fleurira pendant plusieurs années la tombe du maréchal Pétain. Une francisque remise en main propre par le vainqueur de Verdun en mars 1943 (on oublie trop souvent de préciser la date), soit tout de même huit mois après la rafle du Vél D’Hiv, organisée par son ami René Bousquet… À ce petit jeu enfin, De Gaulle en personne, mais aussi Giscard et Chirac méritent eux aussi leur point Godwin, c’est pour dire. Le général n’a-t-il pas nommé préfet Maurice Papon et Premier ministre un autre décoré de la Francisque, Maurice Couve de Murville7 ? Soupçonné par les barons du gaullisme d’être une taupe de l’OAS8 (le colonel Bastien-Thiry, organisateur de l’attentat du Petit-Clamart, et son avocat maître Isorni prétendent même qu’il en est membre), Valéry Giscard d’Estaing n’a-t-il pas fait de Maurice Papon son ministre du budget entre 1978 et 1981 ? Très Algérie française lui aussi, le jeune Jacques Chirac n’est-il pas patronné en politique par Charles Spinasse, un ancien ministre du Front Populaire emprisonné à la Libération et exclu de la SFIO pour « félonie » ? En attendant qu’un jour peut-être on nomme bien les choses pour ne pas ajouter au malheur du monde, citons pour conclure ces quelques vers écrits en 1943 par Louis Aragon, qui n’était pas non plus d’extrême droite : « Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du commun combat. »9
1/ C’était De Gaulle, Alain Peyrefitte.
2/ « La tragédie des harkis : qui est responsable ? », Guy Pervillé dans L’Histoire de mai 2002.
3/ « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. C’est peut-être vrai qu’il n’y a pas plus d’étrangers qu’avant la guerre, mais ce n’est pas les mêmes et ça fait une différence. Il est certain que d’avoir des Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d’avoir des musulmans et des Noirs (…) Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte-d’or où je me promenais avec Alain Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales sans naturellement travailler… (applaudissements nourris dans la salle) Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur (rires), eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou ! Il devient fou ! C’est comme ça. Et il faut le comprendre, si vous y étiez, vous auriez la même réaction. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela. »
4/ Les anciens de la division SS Charlemagne Pierre Bousquet, André Dufraisse et Léon Gaultier, l’ex-milicien François Brigneau, ainsi que Roland Gaucher, président de la Ligue des lycéens antifascistes avant la guerre, condamné à la Libération pour son appartenance au Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat (« FN, les ex-résistants de Le Pen », Nicolas Gauthier dans le hors-série Valeurs Actuelles : l’histoire interdite, vol. 2).
5/ « Nous admettons qu’il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu’on appelle les races supérieures, revendiquant quelquefois pour elles un privilège quelque peu indu, d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation », déclare Léon Blum le 9 juillet 1925, à la Chambre des députés.
6/ La raison d’État, Pierre Vidal-Naquet.
7/ Nommé par le régime de Vichy directeur des finances extérieures et des changes en septembre 1940, Maurice Couve de Murville est chargé de superviser les transferts de fonds entre la France et le Troisième Reich, mais aussi de « réduire l’influence juive dans l’économie française ». Cet ancien inspecteur des finances siège parallèlement sous l’autorité du haut commandement allemand à la Commission de Wiesbaden, qui doit appliquer la convention d’armistice. Couve de Murville ralliera le général Giraud, puis le général de Gaulle à Alger en 1943.
8/ Dans C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte raconte un petit-déjeuner au ministère de l’Intérieur, le 1er janvier 1963, qui voit les barons du gaullisme fustiger à tour de rôle VGE, alors ministre des Finances (et absent de la réunion), avant que le Premier ministre Georges Pompidou, passablement irrité, ne mette un terme à ce « déballage ».
9/ La Rose et le Réséda.
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